Les 6 et 7 mai derniers, j’étais de retour au tribunal judiciaire de Paris pour assister au procès d’Assa Traoré, qui comparaissait pour des faits de diffamation.
Pour rappel, Assa Traoré est la sœur d’Adama Traoré, un jeune homme de 24 ans, mort en juillet 2016 dans l’enceinte de la gendarmerie de Persan (95), après avoir été interpellé par des gendarmes. Elle comparaissait devant la 17ème chambre correctionnelle (spécialisée en droit de la presse) pour avoir posté sur Facebook, en juillet 2019, une tribune intitulée « J’accuse » dans laquelle elle portait des accusations envers une quinzaine de personnes intervenues dans la procédure liée à la mort de son frère. Trois gendarmes qu’elle accuse d’avoir tué Adama Traoré et de ne pas lui avoir porté assistance ainsi qu’une fonctionnaire qu’elle accuse d’avoir rédigé un faux procès-verbal ont porté plainte contre elle.
J’ai beaucoup hésité dans le format le plus pertinent pour partager avec vous ces deux journées d’audience. J’aurais pu vous en faire un court résumé, me contenter des extraits postés sur instagram ou utiliser un point de droit pour le développer plus longuement … mais pour cette fois, et compte tenu de vos demandes, je me suis dit que ça pourrait être sympa de partager avec vous l’intégralité des notes prises pendant ces deux journées d’audience. Je préfère vous prévenir : la lecture risque d’être longue ! Passionnante (c’est sûr !)… mais longue ! D’autant que, pour conserver un aspect pédagogique, vous verrez que j’ai inséré des explications pour faciliter votre compréhension de certains développements ou attirer votre attention sur certains enjeux du procès.
Pour vous faciliter la lecture :
- j’ai découpé l’article de manière chronologique, en numérotant les différentes étapes. Je me suis dit que ça vous permettrait de vous y retrouver plus facilement et, pour ceux qui ne veulent pas tout lire, d’aller directement au passage qui les intéresse !
- l’intégralité de l’article reprend les propos tels qu’ils ont été tenus à l’audience. Les ajouts personnels et précisions que je fais sont en bleu et en gris .
Bonne lecture !
JOUR 1 : JEUDI 6 MAI 2021
Sur cette partie, je vais être assez rapide et seulement vous en présenter les grands aspects, sans reprendre mot pour mot ce qui a été dit par le Tribunal car je pense que cela n’aurait pas grand intérêt. Il y aura suffisamment à lire ensuite 🙂
13h42 : l’audience débute. La présidente du Tribunal fait quelques rappels. Elle attire notamment l’attention du public sur le fait qu’il faut porter son masque pendant toute la durée de l’audience, que les débats se passent dans le calme et la sérénité, et que l’utilisation du téléphone portable est interdite.
13h47 : l’audience est suspendue pour attendre deux témoins qui ne sont pas encore arrivés.
14h12 : l’audience reprend. Les témoins sont appelés à la barre et sont conduits en salle des témoins. La présidente vérifie l’identité d’Assa Traoré puis rappelle ce qui nous amène : Assa Traoré comparaît pour diffamation publique envers trois personnes dépositaires de l’autorité publique et une fonctionnaire public. Elle relit ensuite en intégralité la tribune publiée par Assa Traoré sur Facebook en 2016 et rappelle les demandes des parties.
La Présidente : souhaitez-vous vous exprimer spontanément, avant que des questions ne vous soient posées ?
Assa Traoré : oui ! Je souhaite m’exprimer. Si on est là aujourd’hui, c’est parce que mon frère est mort. (…) Ça fait cinq ans que mon frère est mort et qu’on réclame la vérité et la justice. J’ai écrit cette lettre parce que la justice ne donne pas cette vérité à ma famille. Mon frère a été tué le jour de son anniversaire. Mon frère voulait juste vivre ce jour là ! (…) Si la justice avait fait correctement son travail, je n’aurais pas eu besoin d’écrire cette tribune. (…) Des personnes ont entravé la manifestation de la vérité (…) Je ne devrais pas être là mais je suis là. La justice française décide de m’attaquer moi … alors que les gendarmes font face à des accusations beaucoup plus graves. (…) Tous les propos que je répète depuis quatre ans, ce sont des propos qui ont été dits par les gendarmes eux-mêmes. Je n’ai pas inventé quand ils disent qu’Adama Traoré a dit « je n’arrive plus à respirer ». (…) Si je n’avais pas publié cette lettre, aujourd’hui l’affaire serait classée. Je trouve cela malheureux d’être là aujourd’hui sur deux jours de procès, que les gendarmes n’aient pas assumé leur démarche jusqu’au bout et qu’ils soient représentés par leur avocat. (…) Ils n’ont même pas eu le courage d’affronter cette plainte que je trouve humiliante et désolante.
La Présidente : est-ce que vous pouvez détailler votre objectif à l’époque ? Votre sentiment ?
Assa Traoré : Quand je décide d’écrire cette tribune en juillet 2018 [c’est 2019], (…) on est dans une situation où on n’a pas d’espoir. Nous sommes dans un sentiment de peine ; où on a perdu mon frère. Je voulais faire entendre ma voix. Je voulais que toutes les personnes qui avaient participé à tout cela soient connues de tous. (…) Je veux que justice soit rendue pour mon petit frère.
La Présidente : vous adoptez la démarche du « j’accuse » d’Emile Zola, quel sens y voyez-vous ?
Assa Traoré : en tant que citoyenne française, je me reconnaissais complètement dans cette tribune d’Emile Zola. Et je me retrouve devant vous, comme lui il y a plusieurs années.
La Présidente, s’adressant aux avocats et au Procureur : y a-t-il des questions ?
- Les avocats des parties civiles : « non. Pas de question ».
- Le procureur ? « non. Pas de question ».
- La défense ? Oui.
Maître Bouzrou [avocat d’Assa Traoré] : Est-ce qu’en publiant cette tribune, vous souhaitiez rectifier les informations que l’on pouvait lire dans les médias ?
Assa Traoré : Bien évidemment, il y avait cette volonté de rétablir cette vérité. Cela fait deux ans que nous subissons cette diffamation de la part des médias. Des mensonges se tissaient autour de l’affaire de mon petit frère, comme s’il fallait créer plusieurs mensonges pour fermer ce dossier. Cette tribune aujourd’hui je l’assume. En 2021, tous les éléments montrent que j’ai raison.
Maître Bouzrou : dans la mesure où certains médias, dont certains sont proches de la police comme l’AFP, passaient leur temps à criminaliser votre famille pensiez-vous qu’il était important de rétablir la vérité ?
Assa Traoré : c’est important parce que dans le dossier, à cette époque-là, pas une seconde on parle de la souffrance de la famille Traoré. La vérité et la justice, on doit l’avoir.
Maître Bouzrou : dans le procès-verbal de Madame B. [l’adjudante accusée par Assa Traoré d’avoir rédigé un faux procès-verbal], il est indiqué qu’il s’est opposé à l’interpellation alors qu’on sait aujourd’hui que c’est faux. Lorsque vous interpellez Madame B., est-ce parce que vous considérez qu’elle a volontairement participé à la criminalisation de la victime ?
Assa Traoré : oui ! Lorsque ce procès-verbal est sorti dans la presse, ça a été pour criminaliser mon frère ! Je trouve très grave que ce soit une gendarme qui puisse faire des documents faux. C’est une volonté de nuire à mon petit frère, à ma famille et de protéger les gendarmes responsables de la mort de mon petit frère. (…) Elle le fait dans une intention très claire de protéger les gendarmes parce qu’elle les sait responsables.
La Présidente : quelque chose à ajouter Madame Traoré ?
Assa Traoré : c’est une tribune que j’assume pleinement, à 1.000% et que je réécrirais (…) Si la justice française avait fait toutes les investigations, je n’y aurais pas été obligée. Je suis juste une sœur qui a perdu son frère et qui demande la vérité et la justice. (…)
A la suite de ses déclarations spontanées, Assa Traoré a répondu aux questions posées par les avocats des parties civiles, par son avocat et par la présidente. S’est ensuite ouverte l’audition des témoins, appelés à témoigner les uns après les autres.
Chaque témoin est entendu tour à tour, après avoir décliné son identité et prêté serment. Amenés dans « la salle des témoins » en début d’audience, ils sont conduits devant le tribunal les uns après les autres. A la fin de leur témoignage, la Présidente leur indique qu’ils peuvent s’assoir dans le public pour écouter la suite de l’audience, ou partir.
Lorsqu’un témoin intervient, l’organisation est la suivante : le témoin prête serment / la Présidente l’invite à faire des déclarations spontanées / le Tribunal peut ensuite intervenir pour poser des questions / les avocats et le Procureur posent leurs questions.
J’interviens en tant que sociologue. Je travaille sur le racisme, les questions raciales et de discrimination depuis près de trente ans. (…) Le rôle de l’Etat est double : d’un côté, l’Etat on peut y recourir pour lutter contre des discriminations. D’un autre côté, l’Etat joue un rôle dans la production des discriminations : par exemple les contrôles au faciès (…) Si la mort d’Adama Traoré remonte à cinq ans et qu’il n’y a toujours pas de procès, alors que la justice est là pour l’accusation moins d’un an après, ça risque de donner le sentiment que la priorité de l’Etat n’est pas de lutter contre ses égarements, mais de lutter contre les personnes qui les dénoncent. (…)
Maître Branellec [collaboratrice de Maître Bouzrou, avocat d’Assa Traoré] : pouvez-vous nous expliquer si les problématiques de racisme systémique ou de discriminations existent également au sein de la gendarmerie, de l’institution judiciaire … et si ça peut avoir un impact ?
Eric Fassin : Le racisme systémique est systémique ! Autrement dit, il n’y a pas de petits morceaux de la société qui seraient épargnés. Par définition, le racisme systémique touche toutes les institutions. Si on reprend l’exemple des contrôles au faciès, on a des réponses empiriques : (…) des jeunes noirs ou arabes sont vingt fois plus exposés aux contrôles que d’autres. C’est un élément confirmé par de nombreuses études. (…)
Maître Branellec : lorsque certaines personnes dénoncent des dysfonctionnements, la réaction de l’Etat serait plutôt de s’attaquer aux personnes qui dénoncent … plutôt que de donner une réponse judiciaire ?
Eric Fassin : si on pense aux lanceurs d’alerte, on voit bien qu’il est coûteux de dénoncer des pratiques abusives de l’Etat. Ce n’est pas surprenant, pas exceptionnel, pas seulement en France. (…) Depuis quelques temps, on s’en prend beaucoup aux universitaires, en les accusant de complicité avec le terrorisme. (…) Quel est le prix à payer pour parler de sujets qui sont mal vus ? Comment obtenir des financements pour nos travaux ? Il y a des conséquences, un prix à payer, lorsqu’on essaie de dire des vérités désagréables sur le pouvoir.
Maître Branellec : vos développements précédents s’appliquent-ils à la situation d’Assa Traoré ?
Eric Fassin : A mon sens oui ! (…)
Maître Bouzrou : à chaque fois que Madame Traoré agit, la justice réagit. Est-ce que vous ne pensez pas que ce genre de tribune est nécessaire ?
Eric Fassin : (…) La priorité démocratique ce n’est pas l’ordre : c’est la justice. (…) Nous revendiquons en France d’être une démocratie. (…) Il y a une inquiétude un peu partout dans le monde entier sur les menaces qui courent sur la démocratie (…) Il est très important de s’inquiéter collectivement de l’état de la démocratie.
Maître Bouzrou : Madame Traoré a toujours appelé à des actions pacifiques. Pensez-vous qu’à terme, il n’y aura plus d’action pacifique et que les mauvaises personnes, qui cherchent à instaurer un KO, prendront le dessus ?
Eric Fassin : (…) La revendication, c’est une manière de faire de la politique. Nous avons intérêt, dans nos sociétés à ce que les revendications se fassent de manière politique car si une partie d’entre nous a l’impression d’être en dehors de l’espace, le seul recours serait la violence. La violence se retournerait alors contre les personnes qui l’exercent. (…) Nous pouvons espérer que si nous prenons au sérieux des revendications politiques, nous pourrons éviter qu’elles ne deviennent violentes. (…)
Maître Bouzrou : Assa Traoré estime que la justice fonctionne différemment pour eux.
Eric Fassin : Quelles que soient les raisons, car j’imagine qu’il y a des raisons, je pose la question des résultats, des effets, des conséquences. Ce que cela dit à tout le monde c’est que l’Etat a des priorités et que ces priorités sont d’un côté et non de l’autre. C’est peut-être pour des raisons purement techniques mais le résultat c’est que lorsqu’on n’est pas dans [le monde de] la justice mais dans la société en général, on ne peut que constater qu’il y a une justice à deux vitesses. Quelles que soient les raisons, c’est cela ce que la société voit. (…)
Maître Bosselut [avocat de deux gendarmes] : vous êtes engagé d’une certaine façon ?
Eric Fassin : je n’appartiens pas à des associations ou des partis, en revanche, je me mobilise sur des questions qui me paraissent relever de la démocratie et celle-ci en est une.
Maître Bosselut : savez-vous que l’information judiciaire est ouverte depuis cinq ans ? qu’elle compte 2600 cotes ? Qu’il y a quatre expertises judiciaires ? des avis médicaux ? des auditions multiples et variées … et que depuis 2016, il s’est succédé au moins dix magistrats pour tenir l’information ! Considérez-vous que cela démontre un désintérêt de l’Etat ou un non intérêt ?
Eric Fassin : l’Etat a investi des moyens (…) mais est-ce que ces moyens ont été investis dans la bonne direction, pour faire avancer le dossier ?! (…) La plupart des citoyens n’ont pas accès à ces documents et voir tous ces moyens investis et derrière pas de procès, ça ne donne pas l’impression que le but recherché soit le procès.
Maître Bosselut : vous avez dit que vous n’étiez pas juriste ! Je vais donc me permettre de vous faire un rappel : savez-vous que le but ultime d’une information judiciaire ce n’est pas forcément le procès ?! Le but est de faire une information et s’il n’y a pas d’infraction, c’est de rendre un non-lieu. (…) J’ai l’impression que sur un plan juridique, vous vous méprenez !
Eric Fassin : j’ai bien insisté sur le fait que je ne voulais pas me placer du point de vue des intentions mais du point de vue des résultats. (…) L’effet sur la société, il est sur ce que j’ai essayé de dire à savoir que s’il n’y a pas de décision, c’est qu’on ne cherche pas à avoir de décision. (…).
Maître Chirac Kollarik [avocate de l’un des gendarmes] : (…) vous n’avez pas accès à une procédure et vous vous permettez de discuter la durée de la procédure en ne sachant pas ce qui se passe dans le dossier !
Eric Fassin : Je crains de me répéter (…). Je n’ai pas eu accès à ce dossier. Quand bien même j’aurais eu accès à ce dossier, je ne suis pas juriste donc je ne prétends pas évaluer la procédure. Je dis simplement que puisque la majorité des gens en France n’ont pas accès à ce dossier, il leur sera difficile de croire que dans un cas les choses n’auront pas bougé pendant cinq ans et que dans l’autre elles seront jugées un an après ! (…) En tant que sociologue, je me permets de dire que c’est un résultat qui est dangereux pour la société car il n’y a pas les éléments pour penser que la justice est juste.
Maître Chirac Kollarik : Madame Traoré a fait l’objet d’une décision de la cour d’appel de Paris dans laquelle les juges ont considéré qu’elle avait porté atteinte à la présomption d’innocence. Ça vous inspire quoi ?
Eric Fassin : (…) Comment fait-on pour se faire entendre lorsque l’Etat ne veut pas entendre ?!
Collaboratrice de Maître de Montbrial [avocat de l’adjudante accusée d’avoir rédigé un faux procès-verbal] : savez-vous que les instructions en matière de diffamation, qui relève du droit de la presse, sont beaucoup plus rapides que la plupart des affaires ? [il pose la question par rapport aux critiques qui existent quant au fait qu’Assa Traoré soit jugée un an et demi après sa tribune alors que l’instruction est toujours en cours cinq ans après les faits dans l’affaire de la mort d’Adama Traoré]
Eric Fassin : (…) je ne peux que répéter que moi je ne peux pas juger des causes, mais simplement proposer des éléments sur les conséquences, les résultats.
La présidente : vous confirmez que vous vous exprimez d’une manière générale, notamment sur le fonctionnement de la démocratie et sur le rôle de la police, de la justice, face au racisme ? C’est d’une manière générale, pas sur ce dossier particulier ?
Eric Fassin : c’est de manière générale mais aussi de ce que je sais de l’affaire Traoré. (…) Je parle simplement de ‘qu’est-ce qui se passe dans notre société’ (…) et d’une partie de la population qui a du mal à croire que l’Etat est son ami.
La présidente : est-ce que vous acceptez que chaque procès est un dossier particulier ? Est-ce qu’il vous semble important en démocratie de prendre le temps de ne pas condamner des personnes sans certitude de culpabilité et de ne pas renvoyer vers un tribunal des personnes, sans charges suffisantes ?
Eric Fassin : la question est de savoir si la justice doit fonctionner comme elle fonctionne. J’imagine que les magistrats ne trouvent pas que la justice fonctionne correctement dans sa durée (…) Il se peut que dans certains cas cela soit nécessaire. Il se peut que dans d’autres cas, ce le soit moins. Ça c’est la réalité de la justice, mais ensuite que font les citoyens ? (…)
Samir B Elyes : Assa Traoré est une sorte de victime. Elle se bat pour avoir la vérité et la justice. (…) C’est une première en France qu’on s’en prenne à une sœur de victime, qui demande vérité, qui demande justice. (…) Ceux qui attaquent Assa Traoré, ce sont des gendarmes qui ont tué Adama Traoré. (…) C’est la première fois qu’on s’en prend à une sœur de victime pour avoir dénoncé les noms de ceux qui ont commis un crime.
Maître Bouzrou : vous étiez militant au MIB [Mouvement de l’Immigration et des Banlieues]. Vous avez suivi combien d’affaires ?
Samir B Elyes : Je dirais plus d’une centaine.
Maître Bouzrou : vous vous rendez sur place lorsqu’il y a un soupçon de violences policières illégitimes ?
Samir B Elyes : oui. On apporte une expérience parce qu’on sait les automatismes qui sont mis en place après le crime d’un jeune d’un quartier populaire. (…) On sait que la famille va subir des pressions non seulement de la justice mais aussi de la police, de la gendarmerie, des syndicats. On essaie d’aider au mieux.
Maître Bouzrou : on parle parfois d’un phénomène qui s’appelle la criminalisation de la victime. L’avez-vous déjà constaté ?
Samir B Elyes : c’est pas à plusieurs reprises ; c’est systématique ! Lorsqu’on tue un jeune dans un quartier, c’est systématiquement : les dépositions qui ne sont pas prises dans l’heure ; l’AFP qui relaie les mensonges de la police. (…) C’est tout le temps ! La victime est criminalisée ! Dans l’heure qui suit, on sort son casier judiciaire (…) Notre rôle c’est d’essayer de contredire la version officielle. Lorsqu’on décide de suivre la famille, de constituer un comité ; on fait le travail de la police en quelque sorte. Souvent, dans 99% des cas, la police et la gendarmerie sont rattrapés dans leur mensonge. (…) Les mensonges dans la police, c’est une culture ! (…) C’est pas quelque fois : c’est systématiquement ! C’est une méthodologie qui a été mise en place par l’Etat pour étouffer la vérité.
Maître Bouzrou : Assa Traoré a accusé l’une des gendarmes d’avoir communiqué de fausses informations, peut-être même à la presse. Il a été dit qu’Adama s’était opposé à l’interpellation de Bagui Traoré ; ce qui est totalement faux ! Pensez-vous qu’Assa Traoré fait bien d’écrire sa tribune J’accuse ?
Samir B Elyes : C’est important qu’elle le fasse ! (…) Cette gendarme ne s’est pas trompée ; elle a menti délibérement. Si on ne le dénonce pas, si Assa Traoré ne le dénonce pas : qu’est-ce qui va se passer derrière ?! (…) On a criminalisé la famille Traoré donc elle a eu totalement raison de le faire !
Maître Bouzrou : quelle est l’importance de l’opinion publique et de ce qu’on peut lire dans la presse dans une affaire comme ça ?
Samir B Elyes : avec les dernières affaires et notamment les Gilets jaunes, la France a pu voir la manière dont les policiers pouvaient mentir, se protéger les uns les autres après avoir commis une exaction. Nous, dans les quartiers populaires, ça fait cinquante ans qu’on le sait ! (…) De quoi on parle ? On parle d’égalité de traitement ! Quand un jeune tue un autre jeune dans un quartier, il est mis en prison immédiatement. C’est ce qu’on demande pour les policiers ! (…) Des Adama Traoré il y en a eu plus de 700 en 40 ans ! Et en 40 ans, la justice n’a condamné que deux policiers. (…) Dès les premiers mensonges, ces gendarmes auraient dû être mis en examen et auraient dû être instruits comme n’importe quel autre délinquant. (…)
Maître Bouzrou : suite à la lettre d’Assa Traoré, nous avons eu des expertises médicales qui vont dans un sens différent de la première. Nous avons aujourd’hui des médecins qui disent que les policiers ont eu un rôle dans ce décès. Pensez-vous que c’est la lettre qui a eu une incidence ?
Samir B Elyes : oui ! Je pense que c’est important. Experts, gendarmes, justice mettent en place un mensonge destiné à couvrir l’Etat. Aujourd’hui, c’est la France entière qui sait comment Adama Traoré est mort ! Il est mort parce qu’il a subi une clef d’étranglement (…) Si Adama Traoré avait eu une maladie, ça apparaîtrait dans les expertises. Rien de tout cela n’apparaît. Il a bien été victime d’un crime ! [Les avocats des parties civiles se regardent entre eux. J’entends « c’est n’importe quoi ! ]
Maître Bouzrou : pour le procès-verbal faux de Madame B. [pour rappel, l’adjudante a rédigé un procès-verbal dans lequel elle disait qu’Adama Traoré avait agressé « des gendarmes » alors qu’en réalité, il a repoussé avec son avant-bras, « un » gendarme] : pensez-vous qu’il est possible de se tromper sur un tel élément ou c’est délibéré ?
Samir B Elyes : c’était pour donner à la presse et criminaliser la victime dès le début. C’est une méthodologie ! Elle a menti délibérément. C’est une méthode qui est mise en place depuis la création des grands ensembles.
Maître Chirac Kollarik : vous avez parlé d’une clef d’étranglement. Pouvez-vous nous dire ce que c’est ?!
Samir B Elyes : c’est un plaquage ventral ! Il est mort d’ashpyxion [sic] ! La même mort qu’on a vu à la télé à travers George Floyd. C’est une mort atroce. (…) Moi je me base sur les dernières expertises. J’ai pas besoin d’avoir de documents, c’est l’histoire de la police française qui parle pour elle-même.
Maître de Montbrial : lorsque vous avez entendu ce qu’il s’est passé à la télé, vous avez pris un train ?
Samir B Elyes : oui.
Maître de Montbrial : vous n’étiez pas sur les lieux.
Samir B Elyes : non.
Maître de Montbrial : vous avez dit que Madame B. a menti délibérement. Avez-vous lu son procès-verbal ?
Samir B Elyes : non ! Comme je l’ai dit, c’est l’histoire de la police française !
Maître Bouzrou : dans les affaires que vous avez suivies, avez-vous déjà constaté des vengeances de policiers sur des jeunes ?
Samir B Elyes : oui ! Souvent c’est le cas ! (…) Je dirais pas vengeance, je dirais « ils y vont de bon cœur » comme on dit !.
Maître Bouzrou : l’un des gendarmes dit avoir été victime de violences d’Adama Traoré par le passé. Est-ce que ça pourrait expliquer une vengeance ?
Samir B Elyes : oui ! Ca peut faire partie du contexte. Ils étaient dans un endroit dans lequel il n’y avait pas de témoin ; pas de caméra.
Maître Bouzrou : est-ce que vous pensez qu’il y a dans ces dossiers, une volonté de faire traîner les dossiers.
Samir B Elyes : oui c’est toujours comme ça ! Ca fait partie de la méthode de faire traîner un dossier. (…) Quand il commence à uriner sur lui : comment ça se fait qu’on le met pas en PLS [position latérale de sécurité] ? Qu’on l’emmène pas directement à l’hôpital ?! Déjà à partir de là il y a un problème. A partir du moment où ils ont décidé, alors qu’il était en train d’uriner sur lui, de l’emmener à la gendarmerie et pas à l’hôpital, on a le droit de se poser toutes les questions qu’on veut.
Maître Bouzrou : est-ce que dans toutes ces affaires vous constatez des délais extrêmement longs ? des dossiers qui durent éternellement ?
Samir B Elyes : oui ! Y’en a beaucoup ! (…) C’est terrible que quand un policier où un gendarme commet un crime il doit être puni et condamné comme n’importe qui ! (…) En quarante ans, je n’ai jamais vu une sœur de victime se retrouver au tribunal parce qu’elle a donné les noms de ceux qui ont tué son frère ! J’ai pas de mots pour expliquer ça. (…) C’est les gendarmes qui devraient être là aujourd’hui ! C’est pas nous qui commettons ces crimes ! C’est pas nous qui étranglons les gens ! C’est pas nous qui mentons ! C’est pas nous qui avons des amis journalistes qui relaient les mensonges de ces gens-là ! (…)
Youcef Brakni : Je voudrais intervenir sur la question de la criminalisation des victimes, notamment noires et arabes, lorsqu’elles sont tuées par la police. Pour le cas d’Adama Traoré, ça a été un cas d’école. Dès les premiers jours, on a une criminalisation d’Adama Traoré. On a un procès-verbal qui dit qu’Adama Traoré a été violent. Ça, ça a une fonction : ça permet, dès les premières heures, de créer une distance entre les victimes et l’opinion publique. Il ne se laissait pas faire ; il a couru. (…) C’est le cas d’Adama Traoré, mais c’est également le cas de Zyed et Bouna. (…) Pour le cas de Zyed et Bouna, c’étaient des adolescents qui ont été brûlés à tel point que les parents ne pouvaient plus reconnaître qui était Zyed et qui était Bouna (…) pourtant, à l’époque, Nicolas Sarkozy a immédiatement expliqué qu’ils avaient volé sur un chantier. Ça a été le même processus pour George Floyd. (…) C’est quelque chose de très ancien (…). En juin 2020, Assa Traoré lance une grande manifestation historique devant le tribunal de Paris et pour lui faire payer le fait d’avoir réveillé tout le peuple français, pour le fait de demander justice, ce mouvement extraordinaire, on la retrouve devant ce même tribunal. (…) C’est de la pure intimidation de complètement dégommer de manière systématique, le discours d’Assa Traoré (…).
Maître Bouzrou : comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à ces questions ?
Youcef Brakni : moi je suis de la génération Zyed et Bouna. Ça a été une prise de conscience politique pour ma génération. (…) C’est tout naturellement, lorsque j’ai vu ce processus autour d’Adama Traoré (…) que j’ai décidé de venir en aide à cette famille.
Maître Bouzrou : avez-vous été choqué de lire autant d’articles sur les frères d’Assa Traoré ?
Youcef Brakni : en criminalisant autant les frères d’Adama Traoré, on cherche à dire : Adama Traoré c’était ça ! Sa vie c’était rien du tout et donc on peut en disposer ! (…)
Maître Bouzrou : est-ce que vous vous souvenez d’une dépêche de l’AFP, sur l’un des frères Traoré qui avait été arrêté avec quelques grammes de cannabis ? Aviez-vous déjà vu un tel article dans la presse dans une affaire similaire ou ça rentre dans le processus que vous décrivez ?
Youcef Brakni : non ça ne m’étonne pas du tout ! La répression et la criminalisation est à la hauteur de l’impact médiatique de cette affaire ! On se retrouve pour quelques grammes de cannabis avec des heures d’émission, des dépêches AFP, des débats sur CNEWS (…) il faut montrer à l’opinion publique que ce ne sont pas des victimes et que ce qui leur arrive est mérité !
Maître Bouzrou : Madame B. qui est gendarme a rédigé un procès-verbal qui dit qu’Adama Traoré s’est opposé à l’interpellation de son frère. On a retrouvé cet élément dans la presse. Pensez-vous que Mme B. a eu un rôle là-dedans ?
Youcef Brakni : oui ! c’est toujours les mêmes choses, les mêmes procédés ! On laisse agoniser un citoyen français face contre terre, on ne lui porte pas secours et pendant ce temps-là on va rédiger le fameux procès-verbal qui va justifier la mort d’un citoyen.
Maître Bouzrou : l’AFP a repris ce procès-verbal ; qu’en pensez-vous ?
Youcef Brakni : c’est typiquement du journalisme de préfecture. C’est du journalisme qui est là pour reprendre les dépêches. L’AFP a participé activement à ce processus.
Maître Bouzrou : un texte comme le « j’accuse » est-il important pour rectifier les informations mensongères publiées par l’Agence France POLICE ?
Témoin : (…) Je pense que ce texte va rentrer dans l’histoire. Il restera jamais dans l’histoire de la lutte pour l’égalité des droits.
Maître de Montbrial : vous étiez sur les lieux le jour des faits ?
Youcef Brakni : non.
Maître de Montbrial : vous avez lu le procès-verbal ?
Youcef Brakni : non.
Maître de Montbrial : Vous dites que jamais Adama Traoré n’avait commis de violences. Je voudrais juste votre avis sur ce procès-verbal là. Je lis deux lignes du procès-verbal. Un gendarme, Monsieur A. était membre du PSIG. Il explique qu’il demande à Adama Traoré de présenter une pièce d’identité mais « il refuse ; me repousse d’un coup d’avant-bras. Je le maîtrise sans le frapper, sans utiliser mon arme (…) ». Etes-vous toujours aussi certain que Monsieur Traoré n’a pas commis de violences ?
Youcef Brakni : oui ! Ça confirme ce que j’explique.
Maître de Montbrial : dans votre logique : soit la justice dit que les policiers mentent, soit la justice est au service d’un état racialisé et aimant avec les gendarmes ? Pouvez-vous intellectuellement concevoir l’hypothèse que quand un jeune meurt, qu’un procès-verbal de police ou de gendarmerie, qui expliquerait que ce jeune a commis des violences ou a tenté de s’enfuir est vrai … ou la police ment ?
Youcef Brakni : systématiquement, la police ment.
Maître Chirac Kollaric : vous considérez que les frères d’Adama Traoré ont été injustement condamnés ?
Youcef Brakni : ce n’est pas possible que pour quelques grammes, on se retrouve en prison. La peine qui va avec à chaque fois est bien plus sévère que dans des affaires comparables.
Maître Chirac Kollaric : tous les frères ont été condamnés à Pontoise ?
Youcef Brakni : oui ! C’est une vengeance des magistrats de Pontoise.
Maître Bosselut : sur quoi appuyez-vous votre conviction ?
Youcef Brakni : sur des études historiques. Sur des études du Défenseur des droits.
Maître Bosselut : pourriez-vous préciser que vous êtes également le porte-parole du comité ?
Youcef Brakni : il n’y a pas de porte-parole mais je suis un militant actif ! Je milite activement pour l’égalité des droits. Je suis membre du comité.
Procureur : pas de question.
Maître Bouzrou : (il poursuit la lecture du procès-verbal entamé par Maître de Montbrial, avocat de l’adjudante qui a rédigé le procès-verbal) « les deux individus nous reconnaissent et l’un des individus tente de se soustraire au contrôle avec son vélo. Voyant qu’il ne va pas assez vite, il lâche son vélo et poursuit sa fuite en courant ! » …. Or, l’adjudant B. a inventé sur un procès-verbal qu’Adama Traoré s’est opposé à l’interpellation : vous en pensez quoi ?
Youcef Brakni : c’est exactement ce que je décris. On invente à chaque fois.
Maître Bouzrou : aujourd’hui on accuse Assa Traoré … qu’en pensez-vous ?
Youcef Brakni : on a une inversion totale des rôles. C’est Mme B. qui aurait dû être au tribunal.
Maître Bouzrou : est-ce que vous trouvez normal que cinq ans après, cette gendarme n’a jamais été convoquée pour son faux procès-verbal ?
Youcef Brakni : c’est le monde à l’envers ! Tout est toujours très très lent lorsqu’il s’agit des gendarmes … et tout va très très vite lorsqu’il s’agit d’Assa Traoré ou sa famille.
Anne-Charlotte A. : je n’ai pas pour habitude de contester les institutions. J’ai été éduquée dans le sens où elles étaient là pour prendre soin de nous, nous protéger, nous éduquer (…). Pour moi c’est un peu difficile d’être ici (…) On ne s’indigne pas pour les morts de la même façon en fonction des circonstances dans lesquelles elles sont décédées et de leur origine sociale. (…) Mes deux garçons sont noirs, vivent dans les quartiers populaires et dans l’imaginaire collectif on pense qu’ils sont capables de supporter les violences. (…) Pourquoi on est là pour des faits qui sont intervenus en 2019 ? L’urgence serait d’interroger les circonstances de la mort d’Adama Traoré. (…)
Maître Bouzrou : vous connaissez Assa Traoré depuis combien de temps ?
Anne-Charlotte A. : 2007.
Maître Bouzrou : comment ?
Anne-Charlotte A. : dans le cadre du travail. Educatrice de prévention spécialisée.
Maître Bouzrou : ça consiste en quoi ?
Anne-Charlotte A. : aller à la rencontre des jeunes et faire en sorte qu’ils raccrochent les wagons avec la société. On va à la rencontre des jeunes qui eux ne vont à la rencontre de personnes.
Maître Bouzrou : aviez-vous déjà entendu Assa Traoré parler de violences policières ou s’intéresser à cette problématique ?
Anne-Charlotte A. : c’est pas quelque chose à laquelle on était confrontées au quotidien. (…) On avait bien d’autres préoccupations qui venaient avant les violences policières. En tant que travailleurs sociaux, on ne croisait pas beaucoup la police.
Maître Bouzrou : en 2016, lorsqu’Adama Traoré décède, vous apportez votre aide ?
Anne-Charlotte A. : (…) J’étais à l’étranger, j’ai pas compris tout de suite ce qui était en train de se passer (…) C’est au contact du comité, en apprenant que c’est pas le premier, qu’il y en a eu beaucoup (…) que là on commence à se questionner. Et puis, le fait de voir qu’années après années ça traine, les expertises se contredisent, ne vont pas toutes dans le même sens. (…) La question que je me pose aujourd’hui c’est « qu’est-ce qu’on attend ?! ».
Maître Bouzrou : est-ce que vous imaginiez un jour qu’avec ces actions pacifiques, il était possible de se retrouver devant une juridiction pénale pour avoir accusé des gendarmes de la mort de son frère ?
Anne-Charlotte A. : les années passant, je suis allée de déception en déception. Je ne peux pas dire aujourd’hui que ce soit vraiment une surprise : c’est une déception supplémentaire. Pour moi l’urgence c’est de questionner un décès. Aujourd’hui, je regrette que les personnes qui portent plainte ne soient pas là. (…)
Maître Bouzrou : vous vous rappelez de la médiatisation en juin devant le tribunal et place de la République. Lorsqu’on constate qu’un an après, aucun des actes promis n’ont été réalisés, vous en pensez quoi ?
Anne-Charlotte A. : c’est une grosse déception. La confiance dans l’institution judiciaire s’est fissurée. (…) On réclame que les choses se déroulent comme elles sont censées se dérouler, telles qu’on les apprend à l’école. Un an plus tard est-ce que ça me surprend ? Bah non ! parce que c’est quand même la 5ème année (…) Ca devient difficile d’imaginer qu’il n’y a pas eu d’obstruction à la justice.
Maître Bouzrou : on n’a pas eu la reconstitution des faits. Qu’en pensez-vous ?
Anne-Charlotte A. : (…) La reconstitution est importante car elle permet d’aller voir sur le terrain comment ça se passe et on s’en fait une autre image. (…)
L’audition des témoins se termine. Elle a duré plus de trois heures ! La journée est déjà bien avancée (il est 18h20). La Présidente demande aux avocats des parties civiles s’ils souhaitent entamer leurs plaidoiries ou s’ils préfèrent attendre demain. Maître Bosselut, avocat de deux des gendarmes visés dans la tribune indique qu’il va faire sa plaidoirie et que ses confrères poursuivront le lendemain.
Lorsqu’une personne en diffame une autre, elle s’expose à une sanction. Cependant, il n’y aura pas de condamnation si la personne qui a tenu les propos parvient à démontrer soit que les propos sont vrais (on appelle ça l’exception de vérité), soit que les propos ont été tenus de bonne foi (on appelle ça l’exception de bonne foi). Ici, les parties civiles (avocats des gendarmes) ont donc cherché à démontrer 1/ qu’il y avait diffamation 2/ que la bonne foi ne pouvait pas être retenue. 3/ Ils ne se sont pas attardés sur l’exception de vérité tout simplement parce que les gendarmes mis en cause par Assa Traoré n’ayant pas été jugés, il n’y a pas de décision judiciaire sur laquelle Assa Traoré pourrait s’appuyer pour rapporter la véracité de ses propos donc cet élément n’a pas d’intérêt à être démontré.
Dans ce procès en diffamation visant Assa Traoré, il y a quatre parties civiles : trois gendarmes accusés d’avoir tué Adama Traoré et de ne pas lui avoir porté assistance, et une adjudante, accusée d’avoir rédigé un faux procès-verbal. Trois avocats les représentent :
- Maître Bosselut représente deux des gendarmes.
- Maître Chirac Kollarik l’un des gendarmes.
- Maître de Montbrial représente l’adjudante accusée d’avoir rédigé un faux procès-verbal.
Les trois avocats vont donc s’attacher à démontrer qu’Assa Traoré ne peut se prévaloir de la bonne foi et qu’elle a publié cette tribune de mauvaise foi. La preuve de la bonne foi étant soumise à quatre conditions [1. la prudence et la mesure dans l’expression / 2. la base factuelle suffisante / 3. l’absence d’animosité personnelle / 4. le motif légitime d’expression]., ils vont chercher à démontrer que ces quatre conditions ne sont pas réunies, empêchant d’accorder le bénéfice de la bonne foi à Assa Traoré.
Pour moi, accuser c’est clairement diffamer ! (…) Dans cette tribune, tous les intervenants du dossier sont mis en cause comme responsables de la situation ! Les gendarmes, les enquêteurs, les procureurs de la République, les médecins experts, les médecins légistes, les juges d’instruction, les urgentistes ! … c’est-à-dire que toutes les personnes qui sont intervenues dans ce dossier sont toutes accusées et font l’objet de reproches et de griefs. Et le grief général c’est qu’ils ont tous conspiré pour couvrir les exactions des gendarmes ! (…) Nous sommes au cœur de la diffamation !
Tuer ça a un sens ! Dans la tribune, il est reproché aux gendarmes d’avoir donné volontairement la mort avec l’intention de la porter. On ne parle pas de coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner … mais bien d’une accusation de meurtre ! Pour s’en convaincre, il suffit de lire les réactions du public sur cette tribune [il cite des réactions trouvées sur les réseaux sociaux de personnes qui, dans cette affaire, parlent de meurtre / de crime].
[Il poursuit] D’ailleurs, dans les conclusions de l’avocat d’Assa Traoré, il n’y a aucun élément pour contester le caractère diffamatoire. Il va directement sur le terrain de la bonne foi, ce qui démontre qu’il reconnait que les propos d’Assa Traoré sont diffamatoires. (…) Reste le débat sur la bonne foi : aucun des critères de la bonne foi n’est rempli.
[Critère 1/4 : l’absence de prudence dans l’expression]
Madame Traoré ne peut prétendre avoir réagi sous le coup de l’émotion puisqu’au moment où elle publie cette tribune, on est trois ans après le décès de son frère. Elle présente les faits de manière orientée et déloyale. Sa conviction est exclusive de toute prudence. Assa Traoré n’est pas satisfaite de l’information judiciaire et elle veut y substituer une vérité médiatique : la sienne.
[Critère 2/4 : la base factuelle insuffisante]
La jurisprudence retient que l’amplification et la généralisation systématique, ainsi que la présentation tendancieuse de certains faits, diffamatoires envers la police révèle le manque d’objectivité et de sincérité du journaliste (Cour de cassation, 12 juin 1978). C’est ce que fait Assa Traoré ! Il y a un abîme entre ce que contient le dossier et ce qui est dit dans la tribune.
Elle prétend qu’elle rapporte les propos des gendarmes eux-mêmes qui auraient dit qu’Adama Traoré aurait porté le poids de leur corps mais, lorsqu’elle s’appuie sur la déclaration des gendarmes, elle ne la cite pas en intégralité ! Ils ont dit « il a pris le poids de notre corps à tous les trois au moment de son interpellation mais aucun coup n’a été porté. En aucun cas il n’y a eu une grosse pression sur la personne (…) ». Ce poids doit être relativisé car il s’est agi d’un simple contrôle dorsal postal. (…) Ce contrôle dorsal postal a duré le simple temps du menottage ; donc quelques secondes.
Dans toutes les manifestations, on a tenté de faire un parallèle entre l’affaire Traoré et George Floyd alors que George Floyd ça a duré neuf minutes. La personne chez qui Adama Traoré s’était réfugiée a été entendue. On lui demande combien de temps dure l’interpellation : il répond « 30 secondes. A peine une minute ! ». Et ça, ce n’est même pas le temps du menottage : c’est le temps de rentrer / le contrôler / le palper / l’assoir / le faire sortir.
(…) Il est insupportable pour les gendarmes d’entendre qu’ils ont écrasé Adama Traoré de leur poids. L’autopsie n’a révélé aucune trace de coups, d’hématomes ; aucune trace de rien ! La fracture d’une côte s’explique par les techniques de réanimation et non pas le poids du gendarme et ceci n’est pas contesté dans les expertises.
Ensuite, Assa Traoré nie le fait que les gendarmes ont pris les mesures de premier secours. Mais, lorsqu’Adama Traoré a subi son malaise, ils l’ont allongé en PLS, menotté dans le dos. Les gendarmes ont pris le soin d’observer les constantes vitales (pouls, jugulaire, respiration). Or, dans ses propos, Assa Traoré nie la PLS. (…) Bagui Traoré, le frère d’Adama Traoré, lui aussi interpellé et amené à la gendarmerie, a pourtant dit « lorsque je sors de la voiture, je suis à environ à un mètre de lui. Je le vois allongé, menotté, sur le côté ». C’est donc la preuve que lorsque le malaise survient, les gendarmes prennent les mesures de secours nécessaires ! (…) [dans sa plaidoirie, Maître Bouzrou fera une interprétation différente des propos de Bagui Traoré en expliquant que lorsque Bagui Traoré est emmené à la gendarmerie, descend de la voiture et voit son frère au sol, les pompiers sont déjà sur place. Donc au moment où il le voit il est en PLS parce que les pompiers l’y ont mis … et non parce que les gendarmes l’auraient mis].
Enfin, l’expertise belge, commandée par la famille, dit que la cause principale du décès est un coup de chaleur à l’exercice. Adama Traoré était en ce qu’on appelle une hypertermie. Pour preuve, deux heures après son décès, sa température corporelle a été mesurée à 39°.
Il n’y a donc aucune base factuelle suffisante pour retenir la bonne foi.
[Critère 3/4 : l’animosité personnelle]
La jurisprudence dit que l’animosité personnelle se constate lorsqu’une attaque personnelle est relevée.
Pour Assa Traoré, il n’y aura vérité que s’il y a un procès. Le non-lieu serait un déni de justice. (…) En quoi le fait de donner en pâture le nom d’une personne sur les réseaux sociaux change quoi que ce soit à la quête de vérité ? (…) On est dans l’animosité personnelle ! La désignation des gendarmes est faite dans le but de les présenter comme des meurtriers.
Je comprends sa douleur. Je comprends son combat. Mais pas comme cela ! Dans les règles ! (…) Y’a un dossier médiatique, dans lequel on raconte n’importe quoi … et puis il y a le dossier judiciaire !
[Critère 4/4 : le motif légitime de l’expression. Il me semble que critère n’a pas été développé clairement par Maître Bosselut … ou alors je ne l’ai pas saisi quand il l’a fait ; peut-être en le développant en même temps qu’un autre critère 🙂
Mes clients sont donc légitimes dans leurs demandes.
Enfin, Assa Traoré déplore que nos clients soient absents. Si nos clients ne sont pas là ce n’est pas parce qu’ils ne voulaient pas croiser dans les yeux Assa Traoré … mais voilà deux ans que leur nom est dévoilé partout … s’il fallait en plus qu’il y ait une photo d’eux pour les désigner comme des criminels, j’ai dit à mon client de ne pas venir ! C’est une décision que j’ai prise et que je considère légitime et justifiée !
JOUR 2 : VENDREDI 7 MAI 2021
Comme Maître Bosselut avant eux, Maître Chirac Kollarik et Maître de Montbrial vont ensuite chercher à démontrer pourquoi, selon eux, Assa Traoré n’a pas publié cette tribune de bonne foi. Ils se livrent donc au même exercice, en tentant de rapporter la preuve que les quatre critères requis pour démontrer la bonne foi ne sont pas réunis.
Cette affaire fait l’objet d’un double traitement depuis l’origine : un traitement judiciaire et un traitement médiatique. (…) Il y a un an, nous avons décidé de prendre la parole publiquement (…) Pourquoi ? Pour stopper l’hémorragie des contre-vérités qui ont été diluées dans les médias et pour stopper le lynchage des trois gendarmes et derrière les gendarmes des trois familles, sur les réseaux sociaux (…).
A l’origine de tout cela, il y a la mort d’un jeune homme de 24 ans. (…) Si des questions doivent se poser, elles sont infiniment légitimes. Si j’étais la famille d’un tel jeune homme, je poserais les questions, je voudrais savoir. (…) A cela, je vous oppose le fait que la famille de ce jeune homme a posé un postulat dès le premier jour : ce postulat c’est la culpabilité des gendarmes (…) Le but depuis le départ, ce n’est pas la quête de vérité. On cherche à raccrocher ce postulat et on ne cherche pas la vérité ! Et pour raccrocher ce postulat à la vérité, on utilise une méthodologie ! La méthode c’est quoi ?! Deux exemples :
- [pour illustrer son propos, Maître Chirac Kollarik prend d’abord en exemple le fait que lorsque le rapport médical de synthèse commandé par le juge d’instruction est arrivé, la défense d’Assa Traoré a commandé un autre rapport médical, auprès de quatre médecins choisis uniquement par la défense, sans en avoir au préalable informé les parties civiles ou le Parquet … et donc sans respecter le contradictoire, ce qui a notamment empêché les parties civiles de donner leur avis dans le choix des médecins retenus pour établir ce rapport].[elle conclut] : ça c’est une méthodologie pour asseoir un postulat ! (…)
- Ensuite, la désinformation qui est faite dans cette affaire ! (…) Un des témoins, le militant du MIB [voir précédemment le témoignage de Samir B Elyes], vient vous informer qu’Adama Traoré a été étranglé. Il va vous faire le geste à cette barre… ce qui veut dire qu’au sein des soutiens d’Assa Traoré il y a de la désinformation ! Voilà dans quel climat cette tribune a été publiée. (…) Elle affirme ! Elle détient donc une vérité ! (…)
[Critère 1/4 : la base factuelle insuffisante]
*Dans cette tribune, on a une première allégation : « j’accuse les gendarmes F. U. G., d’avoir tué mon frère Adama Traoré en l’écrasant avec le poids de leurs corps ». Tuer … en écrasant avec le poids de leur corps ! Deux affirmations, aucune nuance … et des gendarmes nommés ! (…) Vous êtes saisis de propos qui ont été pensés et de mots qui ont été choisis soigneusement. (…) Les témoins vous ont asséné le mot crime toute l’après-midi hier. On est très clairement sur une intention et sur le fait que les gendarmes sont à l’origine d’un homicide volontaire. (…) J’attends de Madame Traoré qu’on nous lise l’intégralité des auditions afin qu’on arrête d’utiliser des éléments hors contexte. (…) Je demande la lecture intégrale des trois auditions pour la parfaite information de votre juridiction. (…)
*Ensuite, sur le temps de l’interpellation : en défense, on va vous opposer le fait que l’interpellation dure neuf minutes. Ce n’est pas établi à la procédure !! [lorsque vous lirez la plaidoirie de Maître Bouzrou tout à l’heure, vous verrez que, à l’appui des échanges radios des gendarmes, la défense soutient qu’ils sont restés plus de neuf minutes sur le dos d’Adama Traoré] « 9 minutes! » « Plaquage ventral! » « Il y a le poids de trois corps sur lui! » … ça c’est pas de la désinformation ?! De la contre-vérité ?! Ce plaquage dure moins d’une minute ! On veut nous faire croire que c’est neuf minutes de plaquage ventral avec les trois gendarmes sur lui. Assa Traoré n’était pas présente sur les lieux des faits ! On a également le propriétaire de l’appartement dans lequel se réfugie Adama Traoré : ce témoin apporte un élément capital d’information. Lorsqu’on lui demande « êtes-vous en mesure de nous dire combien de temps a duré cette interpellation ? », il répond « je dirais 30 secondes ; à peine une minute ». C’est le témoin capital de ce dossier ! Témoin capital à deux titres. Ce témoin donne aussi une description de Monsieur Traoré lorsqu’il arrive à l’appartement. (…) Il dit qu’Adama Traoré est essoufflé, assis par terre (…).
* Et puis, sur les expertises :
- Il y a évidemment, le rapport médical de synthèse [c’est le rapport qui fait suite à la demande d’expertise du juge d’instruction]. Il indique « le pronostic vital est engagé de façon irréversible au moment de son arrivée au domicile de Monsieur N. » [Monsieur N. est le locataire de l’appartement dans lequel s’est réfugié Adama Traoré. C’est là où il a ensuite été interpellé par les gendarmes F. U. G.] et que « le décès d’Adama Traoré ne résulte que de la conséquence d’un effet antérieur consécutif à un effort ». Cette expertise médicale de synthèse avait d’ailleurs donné lieu à des compléments qui concluaient au fait que ‘oui il y a eu compression thoracique ; non elle n’a pas eu de rôle dans la survenance du décès!’ On peut regretter d’avoir commencé le massage cardiaque avec les menottes, mais on ne peut pas considérer qu’il réduit l’efficacité de celui-ci de manière importante (…). Conclusion : le décès aurait-il pu être évité s’il n’avait pas été entravé ? Non.
- Sur les différents rapports médicaux [il s’agit des autres rapports commandés par la défense d’Assa Traoré et non par les juges d’instruction] :
-
- le rapport médical commandé de 2018 [c’est l’expertise commandée par la défense évoquée précédemment. Elle conclut notamment que, s’agissant de la mort d’Adama Traoré, on peut « se poser la question de l’asphyxie »] : il faut le prendre avec beaucoup de délicatesse car il contient une erreur gravissime sur une fracture d’une côte qui a été imputée à l’action des gendarmes alors même que ce n’est pas le cas : c’est la réanimation qui a fracturé la côte ! Ce rapport n’est donc pas aussi fiable qu’on veut bien nous le dire (…). Et admettons même qu’on s’en remette à ce rapport, il indique que « cela justifie de se poser la question de l’asphyxie » … donc même si je prends en compte ce rapport médical commandé, dans la tribune d’Assa Traoré, il n’y a pas du tout la prudence requise. [Maître Chirac Kollarik essaie d’expliquer que 1/ le rapport médical commandé par la défense d’Assa Traoré contient a minima une erreur non contestée (sur l’origine de la côte cassée) et donc n’est pas forcément infaillible 2/ le rapport n’affirme pas de manière catégorique qu’Adama Traoré soit mort d’asphyxie. Le rapport dit uniquement que « cela justifie de se poser la question de l’asphyxie » la fameuse expertise évoquée précédemment et qui a été commandée par la défense. Cette expertise conclut notamment que, s’agissant de la mort d’Adama Traoré, on peut « se poser la question de l’asphyxie »].
- le rapport commandé de 2021 : ce n’est pas le débat aujourd’hui ! (…) [Maître Chirac Kollarik fait référence à l’expertise la plus récente commandée par la défense et dans laquelle un des légistes conclut « à mon avis, le décès de M. Traoré a été causé par une asphyxie positionnelle qui a entraîné un arrêt respiratoire causé par la manière dont il a été retenu par les gendarmes ». Maître Chirac Kollarik indique aux juges qu’ils ne peuvent en tenir compte pour apprécier la bonne foi d’Assa Traoré lorsqu’elle a tenu ses propos car, lorsqu’elle a publié sa tribune en 2019, elle n’avait pas à sa disposition l’expertise de 2021 et la conclusion posée ! Or, la jurisprudence est très claire sur le fait que la bonne foi doit s’apprécier uniquement au regard des éléments à disposition au moment où les propos ont été tenus. Il n’est donc pas possible d’utiliser un élément postérieur au propos (en l’occurence cette expertise), pour attester que les propos ont été tenus de bonne foi car s’appuyant sur des éléments suffisants].
* Sur le secours : ce jeune homme a été secouru ! [pour rappel, dans sa tribune, Assa Traoré accuse les gendarmes de ne pas avoir porté secours à son frère] La défense nous annonce que le premier signe d’endormissement c’est à l’approche de la gendarmerie et donc qu’on aurait du aller à l’hôpital. Au moment de l’endormissement, on n’est pas « à l’approche » de la gendarmerie, on est devant le portail de la gendarmerie (…) Le but est de rentrer vite et de le mettre en position latérale de sécurité. (…) On l’a mis en position latérale de sécurité, tout en gardant les menottes, ne sachant pas s’il y a simulation ou pas. Dans le procès-verbal, le gendarme dit « j’ai ouvert sa bouche, il n’y avait rien d’anormal au niveau de sa langue ». (…) C’est pas porter secours ça ?! Ces éléments ils sont connus, ils sont sus par Madame Traoré … cependant elle va quand même écrire qu’ils n’ont pas secouru son frère. (…)
* Sur la durée du procès : « avez-vous entendu dire qu’une personne s’était interposée lors de l’interpellation de votre frère ? Cette personne elle existe ; il s’agit d’un voisin ; je ne peux pas vous dire qui il est car il a peur des gendarmes (…). Ma famille sait de qui il s’agit ». Et ça : ca n’a pas retardé la procédure ?! Et aujourd’hui, on vient vous indiquer à la barre que cette procédure dure ?! C’est insupportable ! C’est insupportable pour tout le monde !!!
Voilà pour la base factuelle suffisante.
[Critères 2 et 3/4 : l’absence de prudence dans l’expression et l’animosité personnelle]
Il n’y a aucune précaution. On affirme. On est direct et on cloue au pilori notamment ces trois gendarmes. Le prénom et le nom est donné ! Ça ça signe la mauvaise foi ! Quel est l’intérêt d’aller citer ces trois gendarmes ! On recherche la vérité ! Comme je l’indiquais : il y a également des familles derrière les gendarmes. Cette tribune, ce n’est pas le seul élément qui a été publié sur les réseaux sociaux. Au risque de choquer cette audience : ces gendarmes n’ont fait que leur mission. Dans cette procédure, ils sont témoins assistés … et ils sont traités de cette manière ! C’est ça l’état de droit dans lequel on vit ?! (…)
[Critère 4/4 : le motif légitime de l’expression]Il me semble que critère n’a pas été développé clairement par Maître Chirac Kollarik … ou alors je ne l’ai pas saisi quand elle l’a fait ; peut-être en le développant en même temps qu’un autre critère 🙂
Comme Maîtres Bosselut et Chirac Kollarik avant lui, Maître de Montbrial va chercher à démontrer qu’Assa Traoré n’a pas publié cette tribune de bonne foi et qu’à ce titre, le tribunal devait la condamner.
Systématiquement, systématiquement, la police ment ! Par œcuménisme, voilà bien un sujet sur lequel, pour Madame Traoré, la police et la gendarmerie ne souffrent d’aucune différence ! Donc, systématiquement, la gendarmerie ment.
Pourquoi avons-nous choisi d’attaquer en diffamation la tribune de Madame Traoré ? Nous avons beaucoup hésité. Nous avons beaucoup réfléchi. Nous avons finalement décidé collectivement de le faire parce que la tribune que vous avez lu est un écrit public dans lequel il n’y a aucune nuance, qui est caricatural et surtout, (…) qui est mensonger.
Cette tribune cause aux gendarmes dont les noms ont été révélés, un préjudice tout à fait considérable. C’est un mécanisme en deux temps : d’abord les gendarmes tuent volontairement Adama Traoré et il y a ensuite une deuxième lame qui se met tout de suite en place ; qui est celle d’établir aussitôt le mensonge d’état… et la pièce angulaire de ce mensonge, c’est le procès-verbal de Madame B [pour rappel, Madame B. est l’adjudante accusée par Assa Traoré d’avoir rédigé un procès-verbal mensonger en indiquant qu’Adama Traoré avait été violent avec des gendarmes, alors que c’est faux].
On a un témoin qui est à 105 kilomètres au moment des faits [il fait référence au témoin Samir B Elyes, qui a dit qu’il n’était pas sur les lieux et qu’il s’était déplacé jusque chez la famille Traoré lorsqu’il a pris connaissance de l’affaire] (…) qui me dit Madame B. a menti délibérément … et nous avons ensuite un professeur d’histoire-géo, dont il me dit qu’il n’a pas lu le procès-verbal de Mme B. (…) mais que les policiers mentent systématiquement ! (…) C’est pathétique ! (…). On a à la barre des gens qui sont enfermés dans cette logique complotiste. (…) NON au grand jamais vous ne pourrez pas attribuer le bénéfice de la bonne foi à Mme Traoré !
« J’accuse Madame B. d’avoir menti en affirmant qu’Adama Traoré avait agressé des gendarmes durant sa fuite ». C’est autour de cette imputation que je vais construire mon propos (…). On lui impute un faux en écriture publique. L’imputation d’un crime est contraire à l’honneur et à la réputation. (…) Madame B. fait partie de ces milliers de femmes et d’hommes qui ont fait le choix de travailler en police judiciaire. Ils ont ensuite la très lourde charge de concourir aux procédures correctionnelles et criminelles (…). Si cet officier de police judiciaire venait à écrire sciemment quelque chose qu’il sait faux, il s’expose à une comparution devant la cour d’assises. (…) Et donc accuser un homme ou une femme OPJ [officier de police judiciaire] de mentir, c’est quelque chose d’extrêmement grave : c’est un choix sémantique qui implique des conséquences. On pourrait se demander si Madame B. a commis une erreur. Pourquoi pas ?! Mais là on l’accuse d’avoir menti ! Donc cette imputation (…) est quelque chose d’insupportable et c’est la raison pour laquelle elle a saisi votre juridiction.
Madame B. n’est pas là aujourd’hui. Pourquoi ?! Nous ne pouvions pas prendre la responsabilité que des gendarmes soient aujourd’hui photographiés et que leur photo circule sur les réseaux sociaux. (…) Aujourd’hui, je ne peux pas dire à mon client que tout va bien se passer. Si demain la photo de ma cliente circule avec un message disant « c’est cette salope de B. qui a menti faut la buter ! »… il va de soi que moi je conseille à ma cliente de ne pas venir.
[Critère 1/4 : la base factuelle insuffisante]
Madame Assa Traoré a-t-elle versé au débat des éléments suffisants pour établir sa bonne foi ? La réponse est doublement non !
- La première, c’est une question sémantique : l’adjudante B. n’a jamais affirmé elle-même qu’Adama Traoré avait violenté qui que ce soit : elle a répercuté dans le procès-verbal ce qu’on lui a dit ! [il relit le procès-verbal pour insister sur le fait qu’elle n’affirme pas elle-même mais rapporte des propos] (…)
- [il poursuit la lecture] « le dénommé Adama Traoré s’est opposé à l’interpellation de son frère et commet des violences vis-à-vis du gendarme V. ». (…) Adama Traoré a effectivement porté un coup à un gendarme ; mais pas à Monsieur V. ; à Monsieur A. Dans ce qu’on a dit à l’adjudante B, il y a donc eu une erreur de noms sur les gendarmes. (…) [Maître de Montbrial reconnait cependant qu’aucun coup n’a été porté pour s’opposer à l’interpellation de son frère]
- Enfin, elle écrit qu’il « commet des violences ». Ça ne veut pas dire que ce sont des violences graves ! Il a porté un coup. Il a mis un coup d’avant-bras ! Qu’est-ce que ça change à ce qui a été rapporté par Madame B. ?! Ca ne change absolument rien !
Pour mieux expliquer son propos et attester qu’Adama Traoré a violenté un gendarme et que l’adjudant qui a rédigé le procès-verbal n’a pas menti, Maître de Montbrial va reprendre les procès-verbaux des premiers gendarmes qui ont interpellé Adama Traoré. Il a préparé trois feuilles qu’il pose devant le tribunal pour éviter des confusions entre les différents équipages. Je ne vous retranscris pas l’intégralité de son propos car cela risquerait d’être trop décousu pour vous. Je vais en revanche vous résumer ce qu’il dit, avec quelques citations. La première chose qu’il faut comprendre c’est qu’il y a trois équipes, chacune composée de trois gendarmes. Il y a donc au total neuf personnes qui sont intervenues à des étapes différentes dans cette chaîne d’interpellation.
- La première équipe n’est pas sur le terrain. Elle envoie un signalement de recherche qui correspond à Bagui Traoré, le frère d’Adama Traoré, qui est recherché dans une affaire d’extorsion.
- Une deuxième équipe est sur le terrain et intercepte cet appel radio. Cette équipe de trois gendarmes va repérer Bagui Traoré « en bordure de chaussée ». Il est avec son frère, Adama. Les gendarmes vont descendre de leur véhicule pour les contrôler. Adama Traoré va prendre la fuite (à vélo puis à pied). L’un des gendarmes le rattrape dans un parc (un autre arrivera après). Dans son procès-verbal, il dit qu’Adama Traoré « me repousse d’un coup d’avant-bras », « refuse d’obtempérer » donc « je le maîtrise sans le frapper ». Sur le chemin qui le ramène au point de contrôle initial, Adama Traoré demande au gendarme « la possibilité de s’arrêter afin de reprendre son souffle ». Ils s’arrêtent donc trente secondes puis reprennent leur chemin. Ils croisent alors une connaissance d’Adama Traoré qui se rapproche de plus en plus d’eux et demande au gendarme ce qu’il fait. L’individu vient au contact, une « bagarre » s’en suit et Adama Traoré s’échappe (l’individu mêlé à cette bagarre n’est à ce jour toujours pas identifié bien que du sang ait été retrouvé sur l’équipement du gendarme).
- La troisième équipe, qui est celle visée par Assa Traoré dans sa tribune est constituée des trois gendarmes qui vont interpeller Adama Traoré dans l’appartement dans lequel il s’était réfugié et le ramener à la gendarmerie.
Maître de Montbrial insiste sur le fait que l’adjudante a rédigé son procès-verbal sur la base d’une discussion avec un gendarme qui n’était pas présent sur le lieu et qui a entendu ces faits de la bouche d’un autre gendarme (qui lui non plus n’était pas sur le lieu car faisait partie de la troisième équipe). L’objectif de Maître de Montbrial est de dire que l’adjudante n’a pas menti sciemment mais qu’elle a rédigé un procès-verbal sur la base de ce qu’on lui a dit … et que quand bien même il y aurait une erreur factuelle sur le nom du gendarme victime, dans tous les cas il y a eu violence…
[Je reprends la retranscription de sa plaidoirie]
Est-ce que vous avez matière à dire que Madame B. a sciemment menti ? Dans les propos, il y a une erreur factuelle ; mais la violence a eu lieu !!! Je suis désolé d’être lourd mais en matière de presse chaque mot compte ! Dans la tribune, lorsqu’il est écrit « j’accuse Nathalie B., adjudante (…) d’avoir menti en affirmant qu’Adama Traoré avait agressé des gendarmes durant sa fuite ». La phrase c’est ‘B. a menti’ ! Eh ben non ! Traoré a agressé un gendarme !
Je pourrais m’arrêter là ; malheureusement pour tout le monde j’en ai encore pour une dizaine de minutes !
Tout ce que je viens de vous dire, Assa Traoré le sait parfaitement parce qu’elle est partie civile et a accès aux dossiers, elle a lu les pièces et l’audition de Madame B. ; parce qu’elle est excellemment bien conseillée ; elle est intelligente, elle s’exprime parfaitement ; maitrise la langue française et sait ce qu’un mot veut dire et ne veut pas dire ; qui est éloquente. Et donc, quand cette Madame Traoré vient écrire que Mme B. a menti volontairement, elle sait que ce qu’elle écrit, c’est faux !
On va vous dire « ah oui mais attention ; nous avons dès le début déposé plainte contre Mme B. pour faux en écriture publique. C’est bien la preuve que nous sommes de bonne foi ! » (…). Qu’on ne vienne pas me dire et vous dire que la preuve qu’on est de bonne foi c’est qu’on a déposé plainte ! Le fait de déposer plainte ne blanchit pas la bonne foi de quelqu’un !
[Critère 2/4 : l’animosité personnelle]
J’ajoute ma voix à ce qui a été plaidé
[Critère 3/4 : l’absence de prudence dans l’expression]
Ça a été plaidé, je n’ajoute pas.
[Critère 4/4 : le motif légitime de l’expression]
Après avoir beaucoup réfléchi et beaucoup hésité, je pense que vous ne pouvez pas accorder le bénéfice de la légitimité du but poursuivi à Assa Traoré. Si elle était là [en raison d’un malaise survenu à son domicile le matin, Assa Traoré, emmenée aux urgences par les secours, n’a pas pu venir en début d’audience. Elle arrivera plus tard, pour les plaidoiries de la défense], je lui dirais que rien ne peut calmer la douleur de la mort d’un frère ; même pas la justice. Sa douleur, comme fils, comme père, comme mari, comme avocat pénaliste, je la ressens. Et son combat judiciaire pour savoir la vérité, dans l’absolu il est légitime …. mais je pense qu’aujourd’hui, elle l’a transformé en quelque chose d’autre, dont l’expression n’est plus légitime. Pourquoi ? Parce qu’on vient vous dire qu’il y a eu un homicide volontaire (…) ! Gendarme / procureur / procureur / avocat / médecin / médecin légiste 1 / médecin légiste 2 / experts / juge d’instruction de Pontoise / juge d’instruction de Paris. C’est tout le monde ! Tout le monde ! Il ne manque personne ! Cette tribune, je vous disais qu’elle était sans nuance et excessive. On attaque même l’avocat ! Elle écrit « J’accuse Rodolphe Bosselut, avocat de Marine Le Pen et des gendarmes de la présente enquête, d’avoir accusé la famille Traoré de crier ou racisme et de faire une instruction médiatique, ce qui est totalement faux! ». Pardon mais c’est totalement vrai ! Toute cette tribune n’a plus rien à voir avec la justice puisque la justice qui est demandée, ce n’est plus d’avoir une décision, c’est d’avoir une condamnation coûte que coûte de tout le monde ! (…) Hier matin Assa Traoré tweet « il faut maintenir la pression ! ». (…) Cette pression Mesdames, à votre tour elle vous arrive. Cette pression arrive comme la mer qui monte et elle vient lécher vos pieds. Les deux solutions entre lesquelles vous avez le choix : soit vous la relaxez et vous êtes épargnées ; soit vous la condamnez et à ce moment là vous nous rejoignez sur cette liste indigne.
Il s’agit d’un procès pour diffamation. Vous savez que ces procès-là ont cette particularité de positionner le Ministère public entre les parties. Je ne suis pas là ni pour accuser ni pour faire taire. Mon rôle ici est de requérir l’application de la loi. Lorsqu’on le fait, on le fait toujours de la même manière, toujours en choisissant la liberté. (…) Le Ministère public a une responsabilité dans ce procès : éclairer le tribunal. (…) Je ne vais pas mettre en balance la peine immense d’une famille et de l’autre l’honneur et la considération de gendarmes.
Si je pars des conclusions de la défense, il y a un point qui est acquis au débat. Il ne s’agit pas de traiter de la nature des propos : les propos sont diffamatoires. Ce n’est pas discuté. (…) On a beaucoup parlé de bonne et mauvaise foi mais on n’a pas beaucoup parlé du fait qu’à partir du moment où les propos sont diffamatoires, ceux qui tiennent les propos sont présumés de mauvaise foi. C’est donc à elle de démontrer sa bonne foi.
(…) La première des questions à se poser c’est « comment apprécier ce droit à l’indignation et surtout quelles sont les limites que l’on peut opposer à ce droit à l’indignation ? ». (…) Il ne s’agit pas simplement d’invoquer ce droit à l’indignation mais il faut aussi le resituer dans l’appréciation de votre jurisprudence classique : le genre de l’écrit et la qualité de la personne qui a tenu les propos.
- La qualité de la personne : nous n’avons pas à faire à quelqu’un qui fait de son métier le fait d’informer ; vous savez que dans ce cas la bonne foi est appréciée différemment. Madame Assa Traoré est uniquement le témoin d’une situation qu’elle veut dénoncer [le Procureur fait ainsi référence au fait que, dans l’appréciation de la bonne foi, on fait preuve de plus de souplesse lorsqu’il s’agit par exemple d’un journaliste qui tient les propos].
- Le genre de l’écrit : (…) ce n’est pas dans un journal ; c’est dans une tribune ! Lorsqu’on s’indigne, c’est rarement réfléchi et on réagit à chaud. Or, les propos tenus dans la tribune ne sont pas contemporains de la mort d’Adama Traoré, même s’il est vrai que c’est une date anniversaire [la tribune a été publiée trois ans jour pour jour après la mort d’Adama Traoré]. (…) Assa Traoré a indiqué que le « J’accuse » est un clin d’œil à ce qui a été fait par Emile Zola. (…) Ce n’est pas parce qu’on invoque « J’accuse » qu’on est nécessairement de bonne foi. (…) Lorsqu’on invoque la tribune d’Emile Zola, il faut voir sa construction. Vous avez deux parties : une première très importante, de la démonstration de tous les éléments de procédure et, au fil de cette démonstration arrive une conclusion. Et le « J’accuse » n’est que la conclusion d’une démonstration préalable. Or, dans celle d’Assa Traoré, on a que des affirmations : font défaut des éléments de démonstration (…). Dans le texte de Zola, (…) les coupables ne sont désignés que pour innocenter. Dans la tribune d’Assa Traoré, vous avez des accusations, une affirmation de culpabilité remise sur l’autel de l’opinion et des réseaux sociaux, en livrant les noms. (…) C’est un peu la différence qui existe entre la justice, le rendu de la justice et se faire justice, ce qui est déjà le signe d’une attaque personnelle.
Dans un arrêt du 21 avril 2020, la Cour de cassation a rappelé que pour apprécier les critères de la bonne foi, il faut regarder au moins deux points : vérifier que les propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante … et lorsqu’ils sont présents, on peut apprécier plus souplement les autres critères. (…) Dans cette tribune, c’est un intérêt particulier qui est défendu. Il n’y a pas de réel débat ou controverse sur lequel elle s’appuie. Ensuite, j’aimerais savoir en quoi le fait de donner les noms des personnes que l’on accuse est une information utile pour le public ? De la même manière, on s’aperçoit que les personnes visées ne le sont pas vis-à-vis de l’institution dans laquelle elles travaillent. Il s’agit au fond de les critiquer personnellement, pour leurs actes. C’est pour cela qu’il est difficile de voir dans les propos litigieux, un débat ou une controverse. (…)
Et c’est pour ces raisons que j’estime que les propos tenus outrepassent les limites admissibles de la liberté d’expression (…), constituent des attaques personnelles (…) qui empêchent que la bonne foi puissent être retenue.
Pour évoquer l’excès, je vais plus me référer à l’Antiquité : « toutes les choses excessives se convertissent en leur contraire. De manière générale, la justesse d’une cause ou l’empathie pour ceux qui la soutiennent peut parfois perdre de sa force dans la façon de la conduire ». Il y a un autre principe au dela des quatre critères qui doit guider vos décisions : c’est le principe de proportionnalité (…) parce que la liberté d’expression ou le droit à l’indignation (…) se heurte aussi à une valeur d’égale importance, qui s’appelle la présomption d’innocence ! Le droit de critique ne peut pas conduire (…) à ne plus considérer la présomption d’innocence. Lorsqu’il est question de justice et qu’une procédure est en cours, si on veut se prévaloir de l’intérêt général, alors on a un devoir d’objectivité dans son expression publique. (CA Paris, 26 février 2021 : « une présentation sans réserve et tendancieuse des faits peuvent tomber sous le coup de la loi »). La douleur et l’indignation ne font pas toujours la vérité d’un propos.
Pour rappel, en cas de diffamation, la personne poursuivie pourra être relaxée si elle parvient à rapporter la véracité de ses allégations ou si elle parvient à démontrer que les propos ont été tenus de bonne foi. La défense d’Assa Traoré a donc cherché à démontrer qu’au moment où elle publie cette tribune, Assa Traoré est de bonne foi, tant en ce qui concerne les propos visant les gendarmes, qu’en ce qui concerne ceux visant l’adjudante accusée d’avoir rédigé un faux procès-verbal. La bonne foi devant se caractériser à l’appui de quatre critères, Maître Branellec, collaboratrice de Maître Bouzrou commence la plaidoirie sur les trois premiers critères. Maître Bouzrou achèvera la plaidoirie avec le dernier critère.
Assa Traoré assume totalement les propos publiés dans cette tribune et qui sont les siens (…) dans l’intérêt du combat qui est le sien à savoir obtenir la vérité et la justice (…) Nous n’avons pas invoqué l’exception de vérité car il n’y a pas de décision définitive (…) l’instruction est toujours en cours concernant les conditions de la mort d’Adama Traoré. (…). La bonne foi c’est le terrain sur lequel nous défendrons Assa Traoré. (…) La base factuelle suffisante sera évoquée par Maître Bouzrou. Je vous évoquerais à présent les trois autres critères.
[Critère 1/4 : le motif légitime de l’expression ]
Il y a un élément sur lequel vous devez vous interroger : la possibilité de restreindre ou non la liberté d’expression lorsqu’il y a un débat d’intérêt général. La jurisprudence de la Cour de cassation et de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sont très claires sur un point : le traitement d’une affaire judiciaire, qui a un retentissement national est un sujet qui relève de l’intérêt général [pour rappel, dans ses réquisitions, le Procureur soutient l’inverse, estimant que les propos ne relèvent ni du débat d’intérêt général, ni du sujet d’intérêt général, mais uniquement d’un intérêt particulier]. (…) Depuis 2016, cette affaire a eu un retentissement national important car est relative à un sujet d’intérêt général plus large : celui commis par les violences commises par les forces de l’ordre et également parce qu’il y a eu tout un débat sur le traitement de cette affaire judiciaire et qu’il y a eu des dysfonctionnements. Cette tribune s’inscrit parfaitement dans ce débat d’intérêt général. C’est à mon sens dans ces circonstances que vous devez considérer qu’Assa Traoré s’inscrit dans les limites du débat d’intérêt général et que le but poursuivi est légitime à savoir porter à la connaissance du public des informations importantes.
[Critère 2/4 : la prudence dans l’expression]
Il y a eu lors de cette audience un débat sur le fait de savoir si Assa Traoré avait été assez mesurée et prudente. Ce critère relève de l’appréciation de savoir si elle a utilisé des termes adaptés à la vraisemblance et nature des faits en question, en évitant toute outrance. Il est clair qu’Assa Traoré, dans la tribune « J’accuse », dénonce des faits qu’elle a au préalable dénoncés en justice. C’est un point central dans ce dossier. Nous avons une plainte contre Mme B. ; une plainte pour dénonciation calomnieuse et faux en écriture publique, parce que nous estimons qu’il y a un mensonge dans un procès-verbal visant à mettre en cause Adama Traoré (…). Quant aux gendarmes, contrairement à ce qui est soutenu par les parties civiles, Madame Traoré n’a jamais soutenu qu’ils étaient accusés de meurtre. Il y a eu tout un débat concernant le fait de savoir si le fait de dire que les gendarmes avaient tué Adama Traoré avec le poids de leur corps, impliquait que cela avait été fait intentionnellement (…) Ce n’est pas ce qu’elle dit. (…) Dans la tribune, ce qu’elle dit correspond bien à la qualification des violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. (…) Autre élément important : elle n’a jamais présenté comme coupables et condamnés les gendarmes qu’elle cite dans cette tribune. (…) Médiatiquement, Assa Traoré a dit publiquement les faits qu’elle a dénoncé en justice mais elle n’a jamais affirmé que la justice avait déclaré coupable les gendarmes. Sa revendication est la mise en examen des gendarmes en cause, la mise en cause de Madame B. (…) C’est un élément important pour apprécier la mesure de ses propos. Elle dénonce donc des éléments factuels, sans extrapolation ; elle utilise des éléments adaptés et n’a donc pas outrepassé sa liberté d’expression.
[Critère 3/4 : l’absence d’animosité personnelle]
La question est de savoir si Assa Traoré est demeurée objective ou raisonnable : était-elle guidée par la volonté de causer du tort ? A-t-elle proféré des attaques personnelles ?
Assa Traoré a rappelé qu’elle s’exprime en tant que sœur de victime et elle donne son avis sur des faits dont elle est elle-même victime. Dans cette tribune Assa Traoré est restée objective et raisonnable. Elle a dénoncé des faits dans une procédure judiciaire en cours dans laquelle elle est victime. Elle n’extrapole pas. Sur le fait d’être guidé par une volonté de causer du tort : Assa Traoré n’a jamais appelé à la violence, à la haine envers les gendarmes. Elle a toujours utilisé des actions pacifiques et donc sa volonté n’est pas de causer du tort directement à ces gendarmes mais que la procédure avance et de dénoncer des faits qui ne conduisent pas suffisamment rapidement, selon elle, à la mise en cause des personnes contre lesquelles elle a déposé plainte.
Dernier élément : porte-t-elle des atteintes personnelles contre les gendarmes ? Assa Traoré donne son avis de sœur bouleversée par la mort de son frère, son avis de partie civile… et c’est dans ces conditions qu’elle donne des éléments précis, fondés sur une base factuelle suffisante … et donc elle revendique leur mise en examen mais ne dit pas qu’ils sont coupables.
Enfin, le fait de divulguer le nom d’une personne ne correspond pas à une diffamation en soi. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’elle donnait les noms de ces trois gendarmes ; et pourtant ces publications n’ont jamais fait l’objet de poursuites.
Dès lors, Assa Traoré a publié la tribune « J’accuse » en faisant usage de son droit à la liberté d’expression, dans les limites qui sont autorisées tant par la loi que par la jurisprudence.
Maître Bouzrou va s’attacher à démontrer que « la base factuelle suffisante », dernier critère de la bonne foi, est bien rempli ici, tant dans les propos visant les gendarmes, que dans les propos visant l’adjudante B.
Lorsque je me lève, je le fais pour ma cliente, Assa Traoré que j’ai l’honneur de défendre, et je dis bien l’honneur ! Cela fait maintenant cinq ans que son frère est décédé, qu’elle affronte des accusations, des insultes, parfois racistes. Et voyez-vous, dans un combat judiciaire comme celui-ci, il faut être sacrément solide pour affronter tout cela ! Et sacrément solide pour affronter ce procès en diffamation, se retrouver face à des plaignants qui n’ont pas eu le courage de venir à la barre. Ils ont eu raison de ne pas venir ! Ils ont été très bien conseillés … car ils auraient bégayé à la barre ! Ma cliente elle vient, même quand elle est malade ; (…) quand elle fait un malaise ce matin et qu’elle est emmenée aux urgences par les pompiers ; elle vient ! Et ce n’est pas rien : car c’est important pour elle de faire face … même contre avis médical.
Ce qui est choquant dans cette affaire, depuis le départ, c’est que les parties civiles considèrent que Madame Traoré ne dispose d’aucun droit. (…) Depuis quand la loi ne s’appliquerait pas aux Traoré ?!
(…) On a un témoin [le locataire de l’appartement dans lequel Adama Traoré a été retrouvé] qui nous dit qu’il a vu Monsieur Traoré casser ses menottes !!! Ce qu’il dit est contredit par les caméras de surveillance car nous voyons Adama Traoré courir dans les rues de Beaumont-sur-Oise avec une seule menotte. Comment voulez-vous que la justice se base sur ce type de témoin ?! [Maître Bouzrou précise cet élément car c’est le même témoin qui dit que l’interpellation a duré 30 secondes ; donc cela voudrait dire que s’il a pu dire qu’Adama Traoré a cassé ses menottes devant lui (alors que c’est faux), il a aussi pu dire que l’interpellation avait duré 30 secondes … et que ça soit faux!].
(…) On nous dit qu’Assa Traoré attaque tout le monde ! Ce n’est pas vrai ! Madame Traoré ne critique pas les enquêteurs ! Elle ne cite pas tous les juges : elle en cite trois. Il y a donc des acteurs de premier plan qui n’ont jamais fait l’objet de critiques. (…) Venir vous dire qu’elle est en espèce d’opposition, c’est totalement faux !
[Critère 4/4 : la base factuelle suffisante]
Sur quels éléments Madame Traoré s’est basée pour affirmer que les trois gendarmes ont tué Adama Traoré en l’écrasant avec le poids de leur corps ?!
- 1er élément factuel : le Procureur Jannier lui-même disait dans son réquisitoire introductif : « attendu qu’il existe des présomptions graves que des faits de violences volontaires ayant entrainé la mort sans intention de la donner ont été commises » (…). [le Procureur Jannier est le procureur de Pontoise qui était en charge du dossier au début de l’affaire. Il en a ensuite été dessaisi, le dossier ayant été dépaysé à Paris]
- 2ème élément : lorsqu’Adama Traoré décède, il est entre les mains des gendarmes. (…) Nous savons que le décès a eu lieu peu de temps après une interpellation violente. Pourquoi violente ? Les gendarmes indiquent à la radio qu’il y a eu une « grosse interpellation ». (…)
- 3ème élément factuel : [Maître Bosselut et Maître Chirac Kollarik discutent. Maître Bouzrou s’interrompt : « j’ai écouté les confrères ; si vous pouviez éviter de discuter, il y a un café à côté! »]. Lors de son audition, le gendarme F., le chef du trio, affirme « il a pris le poids de nos trois corps ». Il maitrise la langue française ! Il sait ce qu’est un procès-verbal, il signe le procès-verbal et s’il considère que ses propos ont dépassé sa pensée, il y a quelque chose de très simple qu’on fait en fin d’audition : soit on modifie, soit on met une petite mention « Monsieur ne voulait pas dire ça ». Il l’a dit, ça a été retranscrit, c’est dans le procès-verbal et c’est sa première audition ! Ensuite, lorsqu’il discute avec ses collègues, c’est par la suite qu’il change sa déclaration. On voudrait que, parce que ce sont des gendarmes, ils auraient le droit de modifier leurs déclarations ?! (…)
- 4ème élément factuel : Durant l’interpellation, Adama Traoré a dit « j’ai du mal à respirer ». C’est une phrase que nous avons entendu de l’autre côté de la Manche [référence à George Floyd aux USA ! Il voulait sûrement dire Atlantique 🙂 !] C’est un élément qui permet de laisser penser que le décès peut résulter des conditions de l’interpellation. (…)
- 5ème élément factuel : les gestes d’interpellation. Les gendarmes ont souvent du mal à mettre des mots sur la réalité des interpellations. Nous avons aujourd’hui, grâce à des affaires récentes, des vidéos, la preuve que les interpellations ne se passent pas forcément comme elles sont racontées. (…) Un plaquage ventral c’est le fait d’appuyer sur le dos d’un individu qui est allongé sur le ventre. Vu que cette méthode est dangereuse, elle est interdite dans plusieurs pays. On sait qu’Adama Traoré est allongé sur le ventre et on appuie sur son corps. (…) Cette méthode est dangereuse et lorsqu’elle est utilisée, elle doit l’être de manière extrêmement courte ; or elle l’a été de manière extrêmement longue.
- 6ème élément factuel : la durée du plaquage. Les seules personnes qui disent que le plaquage a duré quelques secondes ce sont les gendarmes (…). Pour savoir combien de temps a duré ce plaquage, on doit se baser sur des éléments objectifs extérieurs. On a la chance d’avoir la retranscription des échanges radios. [Il reprend les heures des échanges radios et explique pourquoi il faut déduire de ces échanges que le plaquage ventral a duré neuf minutes. On a vu tout à l’heure que Maître Chirac Kollaric, avocat d’un gendarme, fait une lecture tout à fait différente. Elle soutient que ça a duré de 30 secondes à 1 minute et se base sur le témoignage du locataire de l’appartement, présent sur les lieux] (…). On a donc une période d’interpellation qui va de 17h31 à 17h40 : neuf minutes de maitrise d’un individu que moi je qualifie de plaquage ventral. Neuf minutes c’est plus que George Floyd ! (…)
- 7ème élément factuel : les changements de version. Dans ce dossier, on a eu droit à plusieurs versions des gendarmes (…). J’ai demandé à visionner l’audition des gendarmes comme la loi le permet. Les magistrats instructeurs l’ont refusé. (…) Je pense que cette audition s’est passée dans des conditions légères et que c’est pour ça qu’on me refuse le droit de les visionner (…). C’est tout simplement scandaleux, c’est un déni de justice !
- 8ème élément factuel : (…) Moi je demande aux magistrats : peut-on éventuellement faire appel à des médecins spécialistes (pour les expertises) ? Réponse des magistrats : NON ! Et c’est la raison pour laquelle, lorsque je me suis retrouvé face à des refus élémentaires, j’ai décidé de me retourner moi-même vers des médecins spécialistes (…). Quatre Professeurs de médecine ont rendu une expertise extrêmement riche. Ils ont exclu tout lien entre la pathologie d’Adama Traoré et son décès. Ils ont par ailleurs expliqué que les médecins légistes désignés par les juges d’instruction ont réalisé un travail contraire à l’éthique médicale. (…) [Le Procureur discute avec la personne assise à côté de lui. Maître Bouzrou s’agace : « ce serait bien que le Ministère public fasse un peu moins de bruit ! Moi, j’ai été parfaitement silencieux ! » Le Ministère public : « je m’excuse » ! Maître Bouzrou : « J’accepte vos excuses, tant qu’il n’y a pas de récidive ». Rires dans la salle].(…) Donc à ce moment-là, Madame Traoré apprend que ce qui a été rédigé a été complètement bâclé. Elle a tous les éléments factuels et en plus une expertise médicale réalisée par un collège de médecins … et on vient dire que Madame Traoré n’a pas assez d’éléments !!! (…)
- On a reçu un certain nombre d’avis nous disant que c’est impossible de mourir au bout de 400 mètres de course. Donc nous avons cette certitude ! Et il se trouve que postérieurement à cette tribune, nous avons eu plusieurs expertises qui confirment que les gendarmes ont écrasé Adama Traoré avec un plaquage ventral. (…)
- Les magistrats instructeurs ont décidé de saisir des médecins étrangers : un collège de médecins belges. Il se trouve qu’ils ont rendu une expertise où ils ont affirmé que s’il n’y avait pas eu interpellation, Adama Traoré ne serait pas mort. Ils parlent effectivement d’un coup de chaleur mais disent que tout a été aggravé par les conditions d’interpellation. (…) Donc là nous avons quatre médecins désignés par le juge d’instruction qui nous disent qu’Adama Traoré ne serait pas mort s’il n’avait pas été interpellé par des gendarmes (…).
- Ce n’est pas tout ! Suite à ces éléments là je me dis que puisque la justice accepte de faire travailler des médecins étrangers, je vais faire la même chose ! Je décide de contacter plusieurs médecins. Un médecin me dit qu’il peut mettre en place une équipe internationale et faire intervenir le docteur Baden, qui a travaillé sur l’affaire George Floyd. Docteur Baden accepte de travailler sur l’affaire Traoré. Il dit que le décès résulte de l’interpellation et du plaquage ventral. Il utilise des mêmes termes que George Floyd. Ce n’est pas tout ! Il y a ensuite un médecin légiste brésilien qui réalise des centaines d’autopsie chaque année, qui a une expérience extraordinaire : que nous dit-il ? Que le décès d’Adama Traoré est dû à ses conditions d’interpellation et au plaquage ventral. (…)
- Nous avons ensuite une expertise réalisée par neuf médecins, cinq étrangers et quatre français. Que dit-elle ?! Le décès d’Adama Traoré fait suite à l’interpellation ; il est mort à la suite du plaquage ventral. (…)
Je ne sais pas si vous voyez souvent une base factuelle suffisante aussi lourde que celle que j’apporte avec ces neuf éléments ?!
***
Il y a également un autre passage de la tribune qui fait débat. Ma cliente a indiqué « j’accuse les gendarmes de ne pas avoir secouru mon frère Adama Traoré et de l’avoir maintenu menotté face contre le sol de la gendarmerie au lieu de le secourir ». Je vais vous développer quatre éléments :
- 1° Dans l’appartement, Adama Traoré se plaint d’une détresse respiratoire. Il s’urine dessus dans la voiture. Pas besoin d’avoir fait médecine pour comprendre que la personne est dans un état compliqué ! Il faut être un imbécile pour penser que quand on simule on se pisse dessus ! Et pour la perte de connaissance : on s’imagine bien qu’il ne fait pas une sieste dans le véhicule ! Voilà trois symptômes qui auraient dû conduire les gendarmes d’aller à l’hôpital qui est à quelques kilomètres de là.
- 2° La position latérale de sécurité. (…) Le plus vieux pompier des trois, le plus expérimenté, indique qu’Adama Traoré n’est pas en position latérale de sécurité au moment où il arrive. Quel intérêt aurait ce pompier, gradé, à venir mentir en disant qu’Adama Traoré n’est pas en PLS ? Il l’a dit une première fois dans son procès-verbal et l’a répété devant le juge d’instruction. (…) Ce pompier, malgré le fait que ses deux collègues n’aient pas vu la même chose dit « je vous confirme que j’ai vu Adama Traoré n’était pas en position latérale de sécurité ». (…) D’ailleurs, il n’y a pas qu’un pompier qui dit ça ; il y a aussi une gendarme : Madame R. qui dit que « la seule chose que je peux dire, c’est qu’il avait le visage tourné vers la porte, il était sur son ventre à plat ventre » (…) Donc si cette gendarme voit Adama Traoré avec le ventre collé au sol, c’est qu’il ne peut pas être en PLS ! Nous avons donc un gendarme et un pompier qui viennent nous dire qu’il n’était pas en PLS … et Assa Traoré n’aurait pas le droit de le dire ?! De qui se moque-t-on ?!
- 3° Le refus d’enlever les menottes. On s’imagine bien qu’on peut difficilement être soutenu et aidé médicalement lorsqu’on a des menottes dans le dos. A ce moment-là, ils ne peuvent pas avoir cette humanité d’enlever les menottes ?! NON ! Adama Traoré c’est une bête au sol ! Pourtant on imagine bien qu’il n’a pas une kalachnikov cachée dans le slip ! (…) Le pompier dit qu’il a dû insister lourdement ; qu’il y a eu une altercation verbale pour que les gendarmes acceptent d’enlever les menottes. (…) On est face à Adama Traoré qui a commis une seule infraction : un refus d’obtempérer … rien ne justifie cette inhumanité et ce refus d’assistance. (…) [la maman d’Adama Traoré est en pleurs]. Maître Bouzrou poursuit : Je trouve cela inhumain, si dans un cas comme cela on ne retient pas la non-assistance à personne en péril on ne la retient jamais ! … et on ose poursuivre la sœur de cette personne ?? Et on la juge pour ça ?! Mais ils n’ont pas honte ?!
- 4° On le met par terre. Sur de la pierre! On n’a même pas idée de prendre un matelas, une nappe, des vêtements ! Et pas n’importe quelle pierre : la pierre est brûlante ! Même un chien on ne le traite pas comme ça ! Même une personne en bonne santé. (…) On le laisse comme ça ; comme une bête, menotté !!
Voilà quatre éléments pour bien comprendre que non seulement ma cliente avait raison de dénoncer ces éléments là et qu’elle le fait de manière circonstanciée. Et on ne peut pas considérer qu’il n’y a pas de bonne foi lorsqu’on se base sur autant d’éléments.
Une dernière observation : je rappelle tout de même que ma cliente accuse parce qu’elle est plaignante. Dans notre état de droit, un plaignant accuse. Imaginez la même chose avec une victime de viol ! Vous vous imaginez une victime de viol qu’on viendrait poursuivre en diffamation devant le tribunal correctionnel ?!
***
Sur Madame B., adjudante.
Il y a ensuite Madame B., adjudant, qui a rédigé un procès-verbal relatant 1/ qu’Adama Traoré s’est opposé à l’interpellation de Bagui Traoré, ce qui est faux et que mon confrère a reconnu ; 2/ que des violences ont été commises contre des gendarmes. (…) Non seulement elle invente des faits mais en plus il s’agit d’un gendarme et pas des.
(…) Ce qui a permis à certains journalistes de tout de suite criminaliser Adama Traoré qui venait de mourir, c’est ce procès-verbal rédigé par Madame B. Aucun gendarme n’a jamais affirmé qu’Adama Traoré s’est interposé dans l’interpellation de Bagui Traoré. (…) On a une adjudante, qui a inventé cet élément … et les conséquences sont énormes ensuite !
Il y a un double objectif pour elle : le premier c’est de justifier l’interpellation et le second c’est de faire fuiter un procès-verbal qui permet de criminaliser Adama Traoré. Lorsqu’on rédige un faux en écriture publique c’est un crime puni de quinze ans de réclusion criminelle (…) Si ma cliente manquait de prudence, elle aurait dit que Madame B. avait commis une escroquerie au jugement. Or, ce n’est pas ce qu’elle a dit ! On a une adjudante, qui donne des éléments faux dans un procès-verbal, et non seulement elle rédige ce faux et en plus elle demande 10.000€ à Mme Traoré ! Je trouve ça scandaleux et indigne. La justice ne peut pas fonctionner sur la base de procès-verbaux erronés, de faux procès-verbaux. (…) Si la justice appliquait des sanctions vis-à-vis de ces personnes, les policiers et gendarmes réfléchiraient à deux fois avant de rédiger des faux procès-verbaux.
Sachez que je ne comptais pas évoquer l’affaire George Floyd mais puisque mon confrère s’en est saisi, j’y viens. Ces deux affaires ne sont pas comparables car je pense que l’attitude de Messieurs F. G. U. a été pire que celle de Derek Chauvin ! Pourquoi ?
On a beaucoup comparé ces affaires là pour des raisons très simple :
- une personne de couleur noire est interpellée par des policiers blancs. Dans cette affaire, je n’ai jamais parlé de racisme.
- dans les deux cas, on a une personne allongée sur le ventre, avec une personne appuyée sur le dos.
- dans les deux cas, on a des difficultés respiratoires. Dans les deux cas, ils ont dit « je n’arrive pas à respirer ».
- les antécédents. Dans l’affaire Floyd, on sait qu’il y avait eu des antécédents entre Derek Chauvin et George Floyd. Ici c’est pareil. Monsieur F. avait dit qu’il connaissait Adama Traoré car dans des affaires précédentes, il l’avait violenté. Si F. a vraiment été violenté par Adama Traoré : imaginez son comportement lorsqu’il se retrouve dans un appartement dans le noir avec Adama Traoré. Je pense qu’à ce moment il y a peut-être une utilisation excessive de la force.
- le secours. Dans notre cas, il y a eu une entrave au secours. Dans le cas de Derek Chauvin, il n’a pas osé dire aux gendarmes ‘je n’enlève pas les menottes’. Ici, c’est une attitude qui va plus loin ! Pour moi c’est pire ! Et Chauvin était seul sur Floyd alors que dans Traoré ils étaient plusieurs sur lui. [Les avocats des parties civiles soufflent].
- Sur le traitement médiatique. Derek Chauvin c’est quelqu’un de très dangereux et méchant et il a peut-être ce petit truc d’humanité où il ne va pas poursuivre en justice la famille de Floyd. De ce côté-là pas du tout !
- Enfin, il a fallu un an aux américains pour juger Chauvin. Nous ça fait 5 ans. Ma cliente est une dame très patiente face à cette lenteur, cette justice. Elle, son arme, c’est d’écrire, en s’inspirant de Zola ! J’adorerais avoir que des clients comme ça ! D’ailleurs, Monsieur le Procureur : Madame Traoré n’a pas dit je suis Zola où je veux faire du Zola : cette tribune c’est un clin d’œil à Zola [il vise par là les propos tenus par le Procureur lors de ses réquisitions qui affirmait que le « J’accuse » d’Assa Traoré n’avait rien à voir avec le « J’accuse » d’Emile Zola, dès lors que dans sa tribune, Emile Zola, avant de conclure avec un « J’accuse », avait pris le soin de la démonstration des arguments ; ce que ne fait pas Assa Traoré dans sa tribune puisqu’elle se contente « d’accuser« , sans apporter d’éléments].
Moi je suis auxiliaire de justice, je porte une robe d’avocat. Dans ce dossier je n’ai plus d’arguments juridiques à donner à mes clients. Le code de procédure pénale prévoit que lorsqu’il existe des indices graves ou concordants laissant présumer qu’une infraction a été commise, il y a une mise en examen. Dans notre dossier il n’y a pas un indice, il y en a douze, treize, quatorze … et que des indices graves ! (…) Malgré cela, nous avons une justice qui refuse de mettre en examen les gendarmes. Quels arguments juridiques donner à mes clients ? (…) Il y a une telle protection de ces gens là ! Vous vous rendez compte, avec tous ces éléments-là, il n’y a même pas une mise en examen ! (…) Je n’ai donc pas les mots. Je ne peux pas expliquer objectivement, au regard de la loi, pourquoi la justice ne fonctionne pas dans l’affaire Adama Traoré.
Moi je pense que les noms doivent être publiés. En mettant leur nom, ça permet à d’autres victimes de se manifester. Grâce aux noms publiés, on peut avoir des individus qui se manifestent … et nous ça nous permettrait de corroborer des éléments et de savoir à qui on a à faire (…). Pour se faire une idée sur un policier ou un gendarme, il est utile de pouvoir se fier à un passé administratif. Même cela on n’a pas accès. (…)
Dans l’affaire qui avait conduit Emile Zola à écrire ce texte, il y avait un déni de justice. C’est pour cela qu’elle fait ce choix-là. (…) Eric Fassin nous expliquait les conséquences qui pourraient être tirées de la condamnation d’Assa : les gens ne comprendraient pas.
Je terminerai par une citation du texte « J’accuse » de Zola : « et c’est fini, la France a sur la joue cette souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis. Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière ».
[Applaudissements dans la salle].
Aujourd’hui, devant vous, j’accuse les gendarmes F., U. , G. , B., de faire pleurer la mère d’Adama Traoré, de ne pas l’assumer et de ne pas être venu. Aujourd’hui, ces gendarmes portent plainte contre moi pour diffamation … moi j’ai envie qu’on parle du comportement et de l’attitude de ces gendarmes de faire ça. (…) C’est un scandale et ça se passe devant la justice française (…)
Nous avons des questions ma famille et moi depuis cinq ans : pourquoi mon frère va-t-il mourir le jour de ses 24 ans ? Pourquoi mon frère va avoir peur et partir en courant ? Pourquoi mon frère ne va pas être emmené à l’hôpital ? Pourquoi va-t-il être jeté sur le sol de cette gendarmerie sans qu’on lui porte assistance ? (…) Pourquoi on ne prévient pas ma famille quand Adama Traoré va mourir ? Pourquoi quand ma mère se rend à la gendarmerie on lui dit que mon frère est vivant et qu’il est juste en garde à vue ? (…) Et aujourd’hui je suis là moi face à vous pour répondre de diffamation !!
Quand mon frère va mourir j’étais pas là moi : j’étais en Croatie. On avait une vie avant. (…) Avant de partir, je suis passé à la maison. Il n’était pas là. Je l’ai appelé et je lui ai dit « Je voulais juste t’embrasser parce que je voyage ». Il m’a répondu « je suis parti à Paris fallait m’appeler avant ! Assa est-ce que tu veux que je revienne ? ». Je lui ai dit « non ne reviens pas ! On se verra à mon retour ! ». Il m’a demandé « Tu reviens directement à Beaumont ? » J’ai dit « Oui ». En raccrochant, je lui ai dit « je t’ai commandé un cadeau qui arrivera mercredi puisque c’est ton anniversaire ». Pourquoi Adama n’aura jamais eu ce cadeau ?! [pour rappel, Adama Traoré est mort le jour de son anniversaire].Je peux me poser la question : pourquoi j’ai pas laissé mon frère revenir et le laisser faire demi-tour pour m’embrasser ?
[Pleurs dans la salle].
(…) On peut dire aussi que mes frères, qui sont présents, avaient prévu le même week-end d’aller dans le sud à Valence pour fêter l’anniversaire de leurs frères et sœurs jumeaux. Car Adama Traoré avait une sœur jumelle : Awa. On peut dire aussi qu’on a enlevé les rêves de mon frère (…).
Et aujourd’hui, c’est moi, Assa Traoré, qui doit répondre devant tout le monde face à cette lettre « J’accuse ». J’assume cette lettre. J’ai même envie de dire que la justice est responsable du fait que j’ai écrit cette lettre. Si la justice avait fait son travail alors je n’aurais pas eu l’envie, l’idée et le désir d’écrire cette lettre. Lorsque j’écris cette lettre c’est mon cœur qui parle (…).
Est-ce que dans cette pièce, les personnes qui m’attaquent, qui m’accusent, se demandent comment va la famille Traoré ? Est-ce qu’on se demande pourquoi mama, tata ont arrêté de travailler ? Est-ce qu’on se demande pourquoi il y a une criminalisation de mes frères ? Pourquoi est-ce qu’ils ont du mal à trouver du travail ?
Si les gendarmes avaient été là, je leur aurais posé la question : « est-ce un crime ? ». Nous, on a été exposés. Nous portons la mort de mon petit frère. Nous avons été exposés dès les premiers instants. Lorsqu’on dit que la famille Traoré est une famille de délinquants, que mon frère est un délinquant : on nous expose. Mon frère a été déshumanisé dès les premiers instants, les premiers moments. C’est un jeune homme qui avait le droit de vivre.
Des menaces de mort, j’en reçois tous les jours. Des menaces de viol, j’en reçois fréquemment. Je n’ai pas vu de procureur se lever et venir à ma défense en disant qu’on ne pouvait faire de telles menaces. On a vu des propos racistes, des propos diffamatoires ; jusqu’au village de mon grand-père ; jusqu’à contacter mon ex employeur!
Lorsque j’écris cette tribune, c’est ma souffrance, la souffrance de la famille Traoré que je partage avec la France entière. C’est le peuple français qui est dans la rue avec nous, avec moi. (…) Ce procès du 6 et 7 mai 2021 rentre dans l’histoire de France. Grâce à ce procès, cette lettre entre dans l’histoire de France (…). Si je dois prolonger et continuer cette lettre en mettant d’autres noms de toutes les personnes qui ont entravé la manifestation de la vérité, je le referai et je la continuerai sans hésiter.
Aujourd’hui, nous sommes là debout avec honneur, fierté et dignité. On porte le nom d’Adama Traoré qui lui, malheureusement ne pourra pas se tenir debout, parce qu’il est mort. Il ne pourra pas se défendre face aux mensonges des gendarmes parce qu’il est mort.
On a des questions : quels ont été les derniers instants d’Adama Traoré ?! Ses derniers mots ? On ne le saura jamais parce que les gendarmes n’ont pas eu le courage de venir. (…) On n’est pas des robots, on n’a pas des cœurs de pierre (…).
Je finirai : la vie d’Adama Traoré comptait et mon frère n’aurait pas dû mourir en croisant ces gendarmes. On doit vivre dans un pays dans lequel lorsqu’on croise les forces de l’ordre, on ne doit pas mourir. (…) On doit vivre dans un pays où personne n’a droit de mort sur la vie de qui que ce soit. On doit vivre dans un pays où la justice doit être rendue. La vie de mon petit frère comptait. La vie de mon petit frère compte toujours. La vie de mon frère comptera toujours pour nous. S’il faut j’y laisserai ma vie pour avoir la vérité et la justice.
[Applaudissements dans la salle].
La Présidente : l’affaire est mise en délibéré au 1er juillet 2021. L’audience est suspendue. [Si Assa Traoré est condamnée, elle risque jusqu’à 45.000€ d’amende].
Le 1er juillet 2021, Assa Traoré a été relaxée par le tribunal correctionnel de Paris qui a retenu que les propos tenus dans sa tribune traitent d’un sujet « d’intérêt général » relatif « à la question du fonctionnement des institutions et des services publics ». Il a ajouté que « s’expriment, à travers cette affaire, un ensemble de préoccupations sociales et sociétales d’une réelle importance dans la France d’aujourd’hui, susceptible d’alimenter un débat d’intérêt général majeur ».
Bonjour Camille,
Je n’ai qu’une chose à dire : « waouhhh ». Vous avez réalisé un travail monstrueux à la hauteur du contenu rigoureux et précis que vous proposez à vos lecteurs jusqu’à présent. Cette retranscription du procès est parfaite. Les précisions que vous faites apportent vraiment une plus-value à la transcription. Même en tant que juriste, cela m’a éclairé sur plusieurs éléments du procès. Je n’y étais pas physiquement mais au travers de chaque mot que vous avez retranscrit j’étais présente. J’ai particulièrement apprécié les moments où vous décriviez ce que faisaient les avocats des parties civiles ou le procureur au moment des interruptions. Ce sont les instants qui peuvent sembler futiles pour certains mais qui pour moi contribuent à cet aspect sacralisé, j’oserais parfois dire théâtralisé du tribunal.
Merci pour votre travail. Je suis persuadée que l’on citera vos travaux. Personnellement, je citerais votre travail si j’en ai l’opportunité dans les concours que je passerai.
Bonne continuation.
Maëva
Auteur/autrice
Merci beaucoup pour ce très beau message ! Ça me touche beaucoup !